Préface de Sélom Komlan Gbanou et postface d’Afan Huenumadji
Ce livre-bilan revient sur 30 ans de réflexions menées par un écrivain, libre-penseur et enseignant-chercheur d’exception.
Le parcours qu’il nous est ainsi donné de partager gagne encore en force de conviction du fait qu’il zigzague avec adresse entre les écueils de l’action, les chausse-trappes de l’observation et les miroirs aux alouettes des théories.
Cette mosaïque de textes propose une analyse détaillée des deux genres de théâtres populaires que sont le concert-party et la Kantata. L’auteur revient en détail sur l’origine de ces genres, les techniques de jeu, le rôle du texte ou plutôt de son absence, la construction des personnages, la langue et ses distorsions, les thématiques développées et les implications sociétales ainsi que sur leurs limites.
Cet ouvrage, parfaitement documenté, met en lumière une forme de virtuosité populaire qui parvient à se réapproprier les formes a priori les plus éloignées en les détournant en sa faveur, symboliquement.
Surgit alors un amour de la liberté partagé par des classes subalternes qui se montrent soudainement bien plus émancipées que les élites qui sont sensées les éclairer. En réaction au mépris de l’intelligentsia post-colonial africaine pour leur propre histoire, Ayayi Togoata Apedo-Amah invite à envisager sous un autre angle les cultures populaires et à considérer avec plus de respect les formes de spectacle qui en sont issues.
Cette virtuosité culturelle est faite d’une myriade de talents, comme autant de petits métiers. La première qualité du « petit peuple » réside alors dans sa capacité de se moquer d’elle-même, à en rire jusqu’aux larmes. Cette maigre consolation sauve pourtant l’essentiel qu’est la dignité, illustrant ainsi un adage de Shakespeare qui pourrait d’ailleurs donner le thème d’une création de concert-party : « le volé qui sourit vole quelque chose au voleur ».
L’expression de cette intelligence collective s’inscrit dans des traditions réinterprétées à la lumière de la vie d’aujourd’hui, attestant d’un travail culturel en cours que les élites locales ou globales s’évertuent à ne pas voir, aveuglées qu’elles sont par les sirènes du capitalisme post-colonial.
Par la description de ces formes de créations populaires, on découvre l’histoire complexe d’une région du golfe de Guinée dont la société, toutes classes confondues, se branche à une variété de sources culturelles, en faisant un espace des plus cosmopolites. Si le concert-party tient du vaudeville anglais (à ce propos : Catherine M. Cole, Ghana’s Concert Party ; Indiana University Press, 2001), la kantata des mystères chrétien, ils sont tous deux joués en langue mina qui est une sorte de créole avec des composantes de portugais, d’anglais, de yorouba et d’arabe, dans un environnement hybride depuis au moins le milieu du 19Ième siècle.
Alors que le peuple semble avoir gardé le souvenir de cette richesse multiculturelle, les élites préfèrent se référer à une authenticité réinventée, voir à une ancestralité gauloise ; mais refusant de regarder en face sa mixité.
Oui, la société togolaise est profondément cosmopolite, et cela n’empêche en rien la permanence de références culturelles locales, à l’instar du vodou, dont la philosophie est un appel à la tolérance.
On pourra, en effet, reprocher tous les maux du monde au vodou mais pas son prosélytisme, ni son dogmatisme. Et là réside sans doute la force des classes populaires qui disposent d’un système de pensée souple qui permet d’intégrer la nouveauté, sans se considérer de ce fait souillée. La virtuosité du peuple est telle qu’elle parvient à détourner un spectacle à vocation religieuse, à l’instar de la Kantata, en amusement débridé. Une inventivité au service finalement d’un monde nouveau, du côté de l’avenir.
Ainsi, non sans un certain goût pour la provocation, Ayayi Togoata Apedo-Amah rappelle-t-il aussi la dynamique culturelle du vodou. Loin de se réduire à la seule pratique religieuse, il implique une manière de voir le monde, partagée par tout un univers social au delà de la question stricto sensu de la confession, et défendu avec vigueur par les classes populaires, en réaction au formatage idéologique de la petite bourgeoisie et autres arrivistes.
Dans le théâtre comme dans la vie, on comprend ainsi mieux le rôle clé que joue la notion destin (« se »), qui peut faire et défaire une fortune d’un instant à l’autre, et rend ainsi fragile le statut de chacun, riche ou pauvre, la « vérité » du destin de chacun pouvant se révéler.
Dans ce jeu existentiel, la figure du personnage du « boy » joue un rôle central ; c’est lui qui amène le vrai destin des gens à se réaliser, parfois malgré lui. La zizanie que provoque ce clown grimé fait tomber les masques sociaux et fait apparaître la personne dans une vérité crue, rappelant ainsi que dans la « mentalité populaire éwé, aucune situation individuelle n’est jamais définitivement acquise dans la mesure où les favorisés et les défavorisés du sort doivent observer scrupuleusement les préceptes de la morale populaire fondée sur la notion de destin sur laquelle on peut agir favorablement grâce aux rites animistes et à un comportement exemplaire. Tout comportement antisocial produit sur le destin l’effet inverse ». (page 95)
En filigrane de ses recherches, l’auteur exprime avec conviction les motifs d’un engagement radical au service de l’intelligence de la simplicité. Celle-là même qu’il repère dans le théâtre populaire. Oui, le cœur du propos d’ Ayayi Togoata Apedo-Amah est politique au sens noble du terme. Cela n’a rien d’étonnant pour ceux qui connaissent cet homme qui n’a pas la langue dans sa poche.
Le principe du recueil a toutefois le défaut de sa qualité : s’il permet de saisir l’évolution d’une pensée (dont on regrette par ailleurs que les chapitres ne soient pas datés), il ne peut empêcher certaines redondances.
On en vient alors espérer que bientôt Ayayi Togoata Apedo-Amah commettra un essai inédit, synthèse et non revue, dont on appréciera les envolées, c’est certain, voir vital !
Bernard MÜLLER© Togocultures