Amen Viana

Amen Viana,l’itinéraire d’un virtuose

Amen Viana
Amen Viana

Un seul qualificatif suffirait, à coup sûr, à marquer dans la sphère de la musique togolaise, à la fois le talent et le goût aussi bien de l’apprentissage que de la découverte de ce garçon de la trentaine : le virtuose ! Soliste électrisant, basiste au doigté magique, batteur avec un rare art de faire parler les cymbales, chanteur et compositeur à la voix douce pénétrante et à la vision humaniste, Amen s’inscrit sur la liste de ce que l’opinion courante appelle les génies.

 Sa relation à la guitare est une histoire de folles amours qui a fini par devenir une passion, voire une obsession. Tout commença dans ses années d’enfance, auprès d’un père féru de musique qui, entre l’enseignement et les émissions pour enfants sur les antennes de ce qui s’appelait à l’époque la RTNM-inter – Radiotélévision de la Nouvelle Marche – laissait s’évanouir les tracas de la journée dans le solvant des cordes d’une vieille guitare dont il avait la réputation de casser les cordes. Mais les Viana, dans le quartier populaire de Bè-Kpota à Lomé, ont pour particularité d’être des incorrigibles amoureux de la musique. Outre Fo Koffi le père, il y a Patrick Viana, basiste survolté qui a du mal à se démarquer de la guitare dont les vibrations le poursuivent dans ses études aujourd’hui en France à l’Université Paris 8, et surtout Jeannot Viana, farouche adepte du Rastafari. Premier virtuose de la famille, Jeannot fut l’idole de tous les jeunes du fameux quartier Bè-Kpota y compris Papavi l’actuel charismatique King Mensah, bête de scène et chanteur à la voix envoûtante. Interprète de tout le répertoire de Bob Marley, de Yellow Man, de Peter Tosh, de U Roy, etc., il fut l’un des premiers à constituer dans le paysage musical togolais, un groupe de Reggae, le célèbre Natty-Dread – un titre de Bob Marley – qui fut, avec les groupes Zangbêto (Didier Ativor) et Aguessey Sound (des Marcus Komi, Samari, Bédel), un véritable tremplin de renouvellement et de redécouverte pour une jeunesse constipée de musique à la gloire du Soldat-Président et des trémoussements éhontés de l’Animation politique. Guitariste, compositeur et chanteur, Jeannot fut largement en avance sur son temps en raison de sa communion presque rituelle avec l’univers de la création. Son doigté avait quelque chose de divinement inspiré, son répertoire fortement chargé d’une vision prophétique le rendait admirable mais incompris. Et comme tous les génies, il ne vivra pas longtemps. En 1989, mourut Jeannot. Mais, et cela peut paraître une légende aux férus de rationalisme, il apprit les premières notes de la guitare à son petit frère Amen, le benjamin de la famille, à qui il confia, quelques jours avant une mort qu’il semblait proche malgré sa bonne santé : « tu seras et tu dois être la star de demain ».

 « Tu seras et tu dois être la star de demain »

Amen Viana à la guitare
Amen Viana à la guitare

A douze ans donc, Amen – il est né en 1977 – devient l’incarnation de Jeannot et un farouche admirateur de Jimi Hendrix et surtout un ermite qui dans le silence de sa petite chambre d’élève cherchait avec minutie et rigueur les secrets de la guitare dont il est devenu un irréductible serviteur. Sa carrière commença comme une révélation, n’ayant jamais eu, à proprement parler de maître, constamment en compétition avec lui-même. S’il n’écoute de la musique, il en joue. Dans les milieux scolaires, il se fait rapidement, un nom : Jimi Hendrix dont il a une parfaite maîtrise de l’art de mettre la voix sur la guitare. A seize ans, Amen était déjà un grand, un géant de la corde qui sait faire frémir la guitare avec ses dents, faire vibrer le public avec des sons inimaginables qui interpellent, affectent, possèdent les sens dans un délire de sensations. Ses fans le surnomment Viagra. Esprit curieux et vif, assidu et modeste, il fait le tour de plusieurs genres, allant du blues au heavy metal après avoir démystifié le rock, le funk, le merengue, traversé le jazz, le kamou, le gazo ou le high life. Les grands musiciens du Togo ne peuvent plus se passer de lui, car sur la place, Amen était à côté de Samari, le discret soliste aux doigts de fer, les plus grands guitaristes. On le trouve aux côtés du colosse Jimi Hope partout dans les tournées de la bête de scènes aux concerts fracassants. Mêlant l’énergie rageuse et touchante de Jimi Hendrix, la transe électrique de Angus Young de ACDC, les jeux de scène de Steve Vai et d’Eddy Van Halen, la simplicité maîtrisée d’Eric Clapton, la singularité de Santana ou de Joe Satriani, et la profondeur philosophique de BB King, Amen brûle les étapes et s’impose au Togo, au Bénin, au Ghana et aujourd’hui en Europe comme un guitariste extrêmement doué dont la touche est en soi une marque de maître. Le public togolais a encore souvenir du nombre de fois où, émerveillé par sa manière de gratter la guitare, de faire pleurer les cordes, Jimi Hope n’hésitait pas à le soulever et à le porter sur ses épaules. Imperturbable, emporté et comme possédé, le Phénomène attirait tous les regards sous les feux de la rampe, devenant en soi un véritable spectacle.

King Mensah, un grand ami de la famille Viana recourt, dans presque tous ses albums au service de l’incomparable Amen de plus en plus porté vers les musiques du terroir et capable de jouer aussi bien la guitare monocorde à la manière de Yasi le Griot de Pagouda, que les guitares à douze cordes comme celle de Jacob Desvarieux du groupe de Zouk Kassav.

Grâce à sa fidélité à l’idée de perfectionnement, à sa détermination à innover un nouveau courant dans la musique africaine, Amen s’est mis à toutes les écoles, a étudié le style des grands maîtres afin de se construire sa manière bien spécifique de concevoir la musique. Celle-ci devrait être avant tout un langage qui dépasse les partitions géographiques pour tendre vers l’Etre. Ce qui suppose un traitement de la matière traditionnelle pour aboutir à un art maîtrisé aux accents universalisants. L’expérience faite avec King Mensah à travers une restructuration du rythme folklorique kabyè : le kamou le réconforte et l’oriente définitivement vers le gazo, rythme guerrier ewe, que Daman Damahouzan en son temps avait réussi dans les années 80 à populariser.

Avec deux amis : Claver comme basiste et J. B (Jean-Baptiste) comme batteur et percussionniste, Amen crée son groupe « Maleka » vers la fin des années 90. Le nom du groupe est un programme et une philosophie. Littéralement, il signifie « je vais prendre la corde », allusion faite aux cordes de la guitare. Mais il renvoie à la philosophie d’assiduité et de persévérance par laquelle le jeune groupe, sans aucun moyen, entend tenir la route, s’imposer en se traçant sa ligne de succès – la corde –. Après plusieurs voyages dans une France de plus en plus résolue à mettre des cadenas à ses frontières pour empêcher sûrement « le bruit et l’odeur » auxquelles Chirac est allergique, Amen et J.B gagnent la confiance des groupes français. Sans attendre, ils retravaillent l’album au titre révélateur de « Gamessou » (Il est temps !) dont la première maquette date de 2002. Pour un début, Amen et ses copains de Maleka mettent la barre très haut : douze morceaux avec, en bonus une intro hard où le virtuose marque la différence avec un phrasé époustouflant dans l’alléchante gaîté d’une guitare qui frémit en solo comme pour marquer une nouvelle naissance. Une intro rock et soft à la fois qui met le cap sur un univers singulier dans un mélange détonant de décibels pendant cent cinq secondes, aussitôt suivie du morceau « Gamessou », un dégel de funk’n rock où, en poète, Amen porte un regard critique sur une société en mal de repères. Jours et nuits se suivent sans nous dire où mène le cours de la vie. Heureusement, la musique, elle sait conduire vers l’ambiance aux sons stridents et pénétrants d’une guitare qui hurle la souffrance sociale, mais exprime avec une fiévreuse vibration le fond culturel togolais. Amen, pour ce premier album a choisi de chanter en ewe, sa langue maternelle, pour en exploiter le génie mélodique et la charge philosophique. Seuls deux morceaux « I see your love » et « Sexy, ready » sont en anglais.

 L’originalité de l’album

Amen Viana et ses amis
Amen Viana et ses amis

L’originalité de l’album réside d’abord dans ce travail d’éclatement de la pensée musicale qui se laisse distiller dans tous les genres avec une déconcertante facilité. Reggae, raga, funk, rock’n roll, calypso, afro-beat… tout y est avec une intensité qui cingle le corps et l’esprit. Mais une telle fusion des genres s’opère dans une conception bien osée d’Amen selon laquelle le reggae et le rock prolongent le rythme de son terroir le gazo aussi bien au niveau de la mesure que du feeling. Ainsi, il revendique ces deux genres plus aptes à traduire son monde intérieur et sa consternation face à l’injustice et à la chosification. Un point de vue qui risque de prendre de court les puristes et Amen enfonce le clou dans le titre « Agbonou ». Le morceau associe le gazo et le zouk antillais avec par moments la fulgurance d’une guitare qui se transforme en une voix accompagnatrice aux accents pointus dans des roulements complices des cymbales que J. B déchaîne de son côté. Le gazo, à l’origine rythme de guerriers dont les chants, pendant les périodes troubles de la politique togolaise (1990-2005) ont servi de lieu de ralliements des jeunes des quartiers populaires de Lomé que sont Bè, Kodjoviakopé, Nyekonakpoè, trouve un regain d’intensité dans cette musique notamment dans le morceau nr. 5 « Nefa » (que ça se calme !) où Amen reprend en parabole une légende de l’injustice pour dire la trahison de la jeunesse par les politiciens. Au début de la création, la panthère voulant régner sur toutes les créatures fit tant de maux que les autres animaux lui tendirent un piège auquel il ne put échapper. Il promit amour et récompense aux termites qui, prises de compassion, se mirent à ronger les bois pour libérer le fougueux félin. Invitées par la Panthère à célébrer la liberté retrouvée, les termites se parent de leurs plus beaux atours mais c’est à l’eau bouillante qu’elles furent reçues, mieux massacrées. Jolie parabole reprise avec entrain sur le rythme gazo par Amen et ses compagnons de route pour exprimer le désarroi et la déception d’une jeunesse qui garde, néanmoins, espoir en l’avenir même si les cordes auxquelles elle s’accroche sont horriblement plus minces que celles d’une guitare.

Avec ce premier album, Amen réussit le pari de sortir de l’envolée trop philosophique et lyrique et de la vague dogmatique d’une musique à quatre sous par laquelle n’importe quel quidam s’érige en apôtre, bradant fiévreusement une foi christique suspecte sous le couvert hasardeux du Gospel, pour (en)dormir l’esprit critique dans le pourrissement sociopolitique d’un pays éclopé en mal d’avenir et de soupir. Une musique généreuse envers laquelle on ne ménage pas les pas de danse dans le tourbillonnement d’une rythmique qui brasse la bonne ambiance musicale pour l’Ici et l’Ailleurs. En somme un excellent travail qui ne peut barber personne tant elle racle le fond du cœur, tant les musiciens, le chœur et le travail de studio sont au registre d’un vrai professionnalisme. En ce qui concerne la maquette de couverture, rien cependant du mousquetaire coiffé à la diable – généralement la marque du rocker fougueux – mais un visage bon enfant d’Amen en premier plan avec en arrière fond une plage bariolée parée des couleurs tropicales dans une ambiance de grand soleil. Rien de ces singeries parigotes, Amen veut rester lui-même, partir de son propre centre, mieux le réinventer : celui de sa culture, de sa parole pour atteindre à l’universel, ce mythe des temps modernes qui nivelle la singularité. On retrouve ici l’idée du portrait territorial que propose Miguel Torga qui postule que l’universel n’est rien d’autre que le local sans les murs. On l’aura compris, pour Amen, la seule manière d’être universel c’est de rester Soi, assumer et assurer les potentialités de son propre Moi… Une vraie réussite !

Sélom Gbanou

University of Calgary

©Togocultures

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