A la Rencontre de Jean Kantchébé, président d’ Escale des Ecritures, un réseau d’auteurs de théâtre qui fonctionne jusqu’au-delà des frontières togolaises

Titulaire d’un DEA en philosophie et sciences humaines en 1998 à l’Université de Lomé, Jean Kantchébé est lauréat de plusieurs prix et distinctions parmi lesquels deux prix Plumes togolaises en 1999 et 2001, le Grand Prix FESTHA (festival scolaire de théâtre et d’arts en 2003), le prix FESTHES (festival de théâtre scolaire en 2004). En 2003, il a bénéficié d’une bourse Beaumarchais pour une résidence d’écriture au Maroc. Ses pièces sont jouées et mises en espace et en lecture en France, au Canada, dans les festivals en Afrique, au Togo. Il est membre fondateur du réseau d’auteurs Escale des Ecritures dont il est l’actuel président.

Vous êtes membre fondateur et l’actuel président du réseau d’auteurs Escale des Ecritures. Racontez-nous la genèse de cette association?

C’est une histoire de rencontres et de découvertes. C’était en 2001 lors de ma toute première expérience des rencontres d’auteurs. Le FESTHEF qui était le plus grand festival de théâtre en Afrique en ces périodes avait invité des auteurs africains pour suivre un atelier d’écriture. Je faisais partie des 9 auteurs venus du Bénin, du Niger et du Togo. Deux encadreurs de l’atelier, Monique Blin, présidente de l’association Ecriture vagabonde, venue de France et Eric Durnez écrivain Belge membre de la même association d’écrivain. L’ambiance et les résultats nous avaient donné l’idée d’un réseau d’auteurs qui, même étant de pays différents, travailleront ensemble pour se rendre visibles en tant qu’auteurs et pour promouvoir leurs écrits à travers le monde. Voilà comment nous avions créé Escale des Ecritures, un réseau d’auteurs de théâtre qui fonctionne jusqu’au-delà des frontières togolaises.                            

 Comment se structure aujourd’hui Escale des Ecritures et comment le réseau arrive-t-il à se régénérer?

Au départ, nous avions focalisé le travail de l’association sur l’écriture dramatique. Puis avec le temps, d’autres auteurs, d’autres textes ont été accueillis. Nous avons pensé que, ce qui est vrai d’ailleurs, que le théâtre aujourd’hui plus qu’hier se nourrit de toutes les formes d’écriture : poésie, prose, contes et autres. Rodrigue Norman le disait une fois, et il avait raison, il disait au cours d’un atelier qu’il animait à Lomé ici, que même un article de journal peut devenir théâtre. Je crois qu’il a raison. Escale des écritures aujourd’hui compte parmi ses auteurs, des dramaturges, des metteurs en scène, des poètes, des prosateurs aussi.  L’organisation d’Escale des écritures est posée sur trois axes: l’écriture, l’animation et la publication. Sur l’écriture nous avons installé depuis dix ans maintenant une activité que nous appelons « Plumes Fraiches ». « Plumes Fraiches » est une rencontre bimensuel qui regroupe les auteurs autour d’un texte en écriture pour donner des pistes à l’auteur. Des textes nous parviennent des autres pays et même des auteurs qui ne sont pas membres de notre association. Il y a les « Café lectures » que nous faisons dans les espaces culturels de Lomé pour présenter au public les nouveaux textes d’auteurs. Un texte sorti de « Plumes fraiches » puis de « café lecture » est normalement prêt à être publié. Nous organisons également des ateliers d’écriture à l’endroit des jeunes et des jeunes auteurs. Nous avons créé une collection chez l’éditeur togolais Awoudy. C’est la collection Escale. Nous organisons aussi des résidences d’écritures. Le thème de notre dernière résidence au village d’Adokpo dans la préfecture de l’Avé était « Les esclavages ». Nous étions cinq auteurs. Trois textes aboutis existent aujourd’hui, fruits de cette résidence. Le réseau Escale des Ecriture repose sur une ambition sérieuse qui inspire les projets et les rêves des auteurs : produire et promouvoir l’écriture du théâtre contemporain au Togo, faire exister des pièces de théâtre d’auteurs d’aujourd’hui dans la galaxie littéraire ici au Togo et dans le monde.

Quel regard portez-vous sur la pratique théâtrale au Togo aujourd’hui?

Vous voulez certainement parler de la vie et de la réalité du théâtre au Togo ? Oui. Parler du théâtre au Togo aujourd’hui, je puis vous rassurer et vous dire que je ne suis pas de ceux  qui voient les choses en noir. Le théâtre se porte bien au Togo actuellement. Regardez donc : Fiohômé, le Théâtre d’à côté, Gabité la maison de l’oralité, l’espace Level, sont des nouveaux centres qui accueillent régulièrement des spectacles de théâtre et des événements similaires ; je peux vous parler de One coup for Kaiser, un théâtre de rue qui a suscité l’afflux des habitants des banlieues et des quartiers de Lomé, et fait l’objet d’une tournée qui a conduit à Tsévié, Kpalimé et Atakpamé deux années de suite, 2016 et 2018 et 2020. Je peux vous parler de Eka tutu qui a suscité  un effet tangible d’admiration chez les spectateurs des centres culturels de Lomé et des environs avec une surprise inouïe, la montée sur scène  du Pr Apédo-Amah Togoata. Je peux vous parler du concept Théâtre chez vous de l’auteur-metteur en scène Marléne Douty, un spectacle entièrement créé dans nos langues locales et qui continue de se jouer dans les maisons à Lomé et à l’intérieur du pays dans les cinq régions du Togo. Je peux vous parler du festival Carte blanche à Fiohomé qui a été une semaine de spectacles et de lectures de six textes d’auteurs togolais avec à la carte, l’écrivain Joël Ajavon. Je pourrais vous parler du projet national de théâtre initié par le ministère de la culture et dont les projets des acteurs culturels ont été soutenus par le FAC, Fonds d’Aide à la Culture, avec une vingtaine de spectacles de théâtre enregistrés pour le compte de la télévision nationale TVT. Je peux vous parler de Les Antigone ou la tragédie des corps dispersés, création de Gaétan Noussouglo, un projet autour du texte de Kossi Efoui avec des comédiens togolais ici au Togo. Je peux vous parler du come-back du Théâtre Party, concept initié par Hubert Arouna, qui présente une admirable alliance du célèbre  Concert party et du théâtre classique. En amont de tout ça, voyez vous-même ce qui se passe dans la production littéraire du genre théâtre: ces dix dernières années, le dramaturge, le Professeur Apédo-Amah a écrit et publié, lui seul, quinze livres et textes sur le théâtre. La collection Escale a publié une vingtaine de pièces de théâtre. Et j’en passe et des meilleurs. Bref, le théâtre de ces dix dernières années au Togo, est foisonnant, vivant et abondant. Je pourrais continuer à vous parler, nous n’aurons pas suffisamment de temps pour dire tout ce qui se passe dans la pratique théâtrale au Togo actuellement.

Alain Badiou décrit la relation entre le théâtre et la philosophie comme un « vieux couple antagoniste et complice ». Comment arrivez-vous à faire fonctionner ce couple?

Eschyle, Aristophane, Shakespeare, puis Sartre et Brecht  ont fait du théâtre un lieu de réflexion sur la vie, sur l’existence et l’aventure humaine. La conciliation des deux, philosophie et théâtre est évidente pour moi. Platon utilisait exclusivement le dialogue comme lieu du logos, d’ailleurs logos veut dire dialogue. Moi, je voulais écrire des pièces sérieuses, poignantes comme la vie, comme l’existence humaine. Comment réussir ce pari si on ne fait pas évidence ce qui pour les autres n’est pas évidence. Inutile de croire que le théâtre est un loisir et la philosophie un exercice supérieur. J’ai, dès les débuts, perçu la philosophie comme une réflexion sur l’action des hommes quand ils agissent ou quand ils ont fini d’agir. Plus tard, j’ai compris que le théâtre lui aussi est une réflexion sur la vie, mais que seulement cette réflexion se déguise en jeux, en fiction et en spectacle. Shakespeare avait vraiment raison : toute la vie des humains est un théâtre. L’antagonisme entre le théâtre et la philosophie n’est que théorique, elle se retrouve seulement dans leur définitions conceptuelle or, les définitions des choses ne disent pas ce que sont les choses. Le théâtre et la philosophie sont deux sacrés éternels complices. Quand j’écris un texte, eh bien,  la philosophie emplit le théâtre sans le déborder et le théâtre respire la philosophie sans se gonfler de la philosophie. C’est cet accord entre la pensée du théâtre et le théâtre de la pensée qui peut faire qu’un texte parle aux intelligences, mais surtout aux sensibilités, qu’un texte fasse théâtre.

 Parlez-nous de votre processus d’écriture?

L’écriture est une technique qui peut emprunter plusieurs pistes chez un auteur. J’ai des textes écrits parce que j’avais envie d’écrire, des textes que j’écrits donc librement; ces textes-là suivent le processus d’un projet, d’un travail sur le temps et la recherche. Il y a des textes de commande, qui existent parce qu’on m’a demandé de les écrire : ceux-là portent la forme et le contenu de projet préalablement défini par un autre projet qui n’est pas le mien; et puis des textes qui viennent d’un besoin, comme d’une urgence ; ce genre de textes s’écrivent dans la la solitude, dans une profondeur solitaire, presque dans la douleur. Au début l’écriture est venue chez moi comme un désir, une démangeaison dans la peau. Et on se gratte la peau, et on s’écorche même, mais on se sent bien. Et après on se rend compte que l’écriture, cette démangeaison, était au fait une démangeaison, une égratignure pour moi et pour les autres aussi.

Comment décririez-vous le théâtre de Jean Kantchébé?

Quoi dire de mon théâtre ? Je suis d’aujourd’hui, je suis africain et je suis togolais, ça veut dire ce que ça veut dire, en tout cas, ça veut dire quelque chose.  J’essaye de donner aux lecteurs et aux spectateurs ma part de vérité et de franchise sur ce qui se passe, non pas autour de moi, mais ce qui se passe en moi quand eux et moi, nous sommes témoins des mêmes désordres, des mêmes attentes, des mêmes craintes et des mêmes incertitudes. Nous vivons sur un continent où la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse. Comme l’a dit Césaire. Le théâtre comme miroir, comme remède à la vie, à ma vie.  C’est peut-être ce qu’on appelle théâtre contemporain, je pense.

Votre dernière pièce « Sacrate à Nyamkolo » est retenu pour la saison 2021 de  Plumes Fraîches. De quoi parle ce texte?

Je remercie le comité de lecture qui a retenu le manuscrit de Socrate à Nyamkolo, capitale des hommes-panthère pour la saison 2021 des rencontres Plumes Fraiches. Je rêve d’écrire une pièce épique qui mélange légendes, histoire et actualités. Je rêve aussi de démystifier la théorie qui veut la philosophie, l’égalité et de liberté de l’être humain viennent d’ailleurs et qui essaye seulement de s’implanter en Afrique. Et j’imagine Socrate, personnage historique et légendaire, persécuté chez lui en terre soi-disant berceau de la philosophie et de la démocratie, j’imagine Socrate venir se réfugier à Nyamkolo, un pays, une cité qui est Niamey, Yamoussoukro, Conakry, Lomé ou toute autre cité africaine.  Que découvrira-t-il, Socrate ? Un pays d’hommes et de femmes libres. Des rois débonnaires et forts. Des pratiques ancestrales dignes d’éloges. Une culture majestueuse. Mais je ne suis pas naïf, Nyamkolo est aussi un pays altéré, par les mœurs et la politique venues d’ailleurs : guerres, trahisons, corruptions, meurtres, déchéance culturelle. Ma nouvelle pièce sera un tableau du passé persistant et du présent d’une Afrique en marche. Nyamkolo parle de l’injustice des hommes, de la marche de l’histoire, de la politique, de notre culture et surtout de notre fierté d’être des nègres au sens de Senghor et Césaire, d’être des Africains fondamentaux.

Propos receuillis par Joel Ajavon

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