Hommage : Paradoxe de Kavé Eim : poésie des contradictions existentielles

Kavé Eim, l’auteur de l’opuscule Paradoxe avait fait de la discrétion et du travail ardu et bien fait son crédo. Pratiquement inconnu du grand public, il s’est éteint le soir du 19 juillet 2011 à Lomé, à l’âge de 65 ans. Ayant fini de labourer les sillons d’une existence aux mille paradoxes, il vient d’être happé par le néant, laissant derrière lui des poèmes qu’on pourrait appeler « faits pour moi-même » et qui marqueront de façon indélébile la postérité. Il laisse aussi des manuscrits inédits que sa famille pourra décider d’éditer plus tard.

De son vrai nom Kpomblékou Vovoti Mawuli Jean-Pierre, Kavé Eim est né en 1946 à Kouvé, dans la préfecture de Yoto de parents cultivateurs. Il a été enseignant, professeur des écoles normales d’instituteurs et officia notamment à l’Ecole normale d’Instituteurs de Notsè (environ 100 km au nord de Lomé). Il a également été préfet. Au début de l’année 2002, il a pris sa retraite administrative alors qu’il était Secrétaire Général de la Mairie de Lomé. L’Etat togolais, reconnaissant, s’est souvenu de lui le 27 avril 2011 : il a été fait Chevalier de l’ordre national du Mono.

Pour qui l’avait connu, Jean-Pierre Vovoti Kpomblékou était à son travail déjà à 6h du matin. Particulièrement organisé, il était l’homme qui aimait prendre de l’avance sur tout. On retient de son passage à la Mairie de Lomé, des négociations avec la ville de Lyon pour aider à organiser le transport urbain à Lomé. On ne comprendra jamais pourquoi, certains bus envoyés dans le cadre de ce partenariat ont été encore des années parqués avant de circuler il y a peu dans les rues de Lomé sous la bannière de Sotral. Il avait souhaité, hélas en vain, que la Mairie de Lomé s’engagea dans des projets culturels novateurs et dans d’autres réformes. On pourrait résumer ses souhaits en ces termes : au Togo, on n’aime pas les idées qui font avancer et surtout, la continuité administrative n’est que vain slogan.

Kpomblékou était fidèle dans l’amitié. Homme au grand cœur malgré son apparence bourrue, il aimait porter secours et assistance, tel Zembla (le sobriquet qu’il partage avec certains de ses camarades d’école normale) dans les aventures de la jungle. Je retiens de lui ce principe simple : lorsque quelqu’un perd un parent, c’est bien en ce moment qu’il faut lui porter assistance, pas quand il s’est déjà débattu pour faire face aux dépenses des obsèques.

Jeté en pâture à la vie, aux milles paradoxes

Vovoti Mawuli Kpomblékou souriant
Vovoti Mawuli Kpomblékou souriant

Peut être que c’est une lapalissade que tout le monde reste marqué au fer rouge par les paradoxes des choix du destin. Mais Kavé Eim avait le plus expérimenté cette jungle qu’est l’existence humaine, étrange et impitoyable dans ses « décisions ». Premier et unique fils de sa mère, à 3 ans, il perd celle-ci. Son père le confia alors à sa première épouse qui n’avait pas d’enfant. À 24 ans, il perdra également cette seconde mère, sans avoir eu à la remercier.

Aussi, Paradoxe est-il marqué par l’image des deux mères : l’une « inconnue », l’autre « lointaine ». Au soir de sa vie, tout comme tout au long de cette existence pleine de contradictions, le poète avait senti le besoin de remonter à rebours le cours du temps. Pour s’épancher, se confesser à lui-même ses joies et ses peines, remercier ses amis et les proches tout en soulignant les contrastes de l’humaine condition.

Paradoxe est donc tout à la fois une poésie de la vie et celle de la mort. Le paradoxe est là quand Kavé Eim parle à la fois de « solitude  accompagnée » et de joie et bonheur, d’abondance et de grisaille, de souffrance de l’être sevré tôt d’affection maternelle. Le paradoxe est là quand le poète parle de cette mère à la fois « éphémère », « lointaine » et « vivante ».

Le paradoxe, c’est aussi lorsque, dans le poème intitulé la « fureur du tigre », le poète recourt à la métaphore de tigre et de panthère pour personnaliser la relation des fils et filles d’une même nation, divisés par des querelles intestines à qui il est demandé d’abandonner la rancœur et la dissension pour s’unir :

« Fils du tigre, filles de panthère

Soyez fiers de votre unique destin. »

Le poète y parle de sa foi en l’avenir, de sa conviction que l’union débouche sur le progrès, la prospérité, le développement, que le travail n’est pas ingrat :« L’avenir vous appartient……. »

Comment donc « la fureur du tigre » ne choit pas dans la débandade, la tuerie aveugle, le ressentiment, la chasse à l’homme, l’anéantissement mais dans la solidarité ? C’est tout simplement parce que le poète ne voit dans ces expressions de la haine humaine qu’une voie sans issue :

« …la panthère se réveillera de son long sommeil

En s’exclamant avec force :

″ SAGADABOU n’a pas labouré des terres incultes″ 

Entendez-vous des feulements résonner dans les bois ?

Qu’entendez-vous ?

La fureur du tigre ?

Que cherchez-vous ?

Ténors inassouvis de dispersion, rentrez vos griffes.

Que cherchez-vous ?

La dislocation ? L’anéantissement ?

Non, la trahison n’a jamais d’avenir. »

La mort, de loin, de plus en plus proche

Dans le poème : « J’aurais voulu », Kavé Eim écrit :

« J’aurais voulu me lever tôt

Par les sentiers verdoyants

Boire la rosée fraîche du matin

Je voudrais être un pigeon

Je voudrais tel un pèlerin

Entre l’aube et le crépuscule

Survoler le Kilimandjaro

L’Everest, l’Atlantique, le Pacifique »

De grands défis en somme, mais dans une existence difficultueuse dans laquelle, l’homme n’est pas toujours maître de son destin. Faut-il déjà dans ces vers, voir l’envie d’une immortalité de l’âme ? En effet, le thème de la mort est présent dans Paradoxe et donc le désir d’éternité.

« De loin, de plus en plus proche

Je vois le solitaire éperdu, désemparé,

Tel un orphelin naïf, désabusé

La tête soutenue par les deux mains

Errer sans relâche

Sur un chemin sans issue

Les yeux…..

Fixés sans regret ni amertume sur le néant. »

La mort « de loin de plus en plus proche » est pour le poète, tantôt « le néant », tantôt une délivrance. Délivrance des souffrances qu’il endure consécutivement à la maladie qui ne lui laisse souvent que quelque répit, de temps en temps ; néant, parce qu’on ne sait pas ce qu’il y a au-delà :

Le poète se souvenant de ses deux mères les interpelle dans « Mères inconnues » :

« Mina, Nan Da, mères disparues

Votre pensée me transporte

Irrésistiblement vers l’au-delà.

Votre image hallucinante

N’arrête de ma hanter

Et m’invite à l’ultime délivrance. »

La croyance en Afrique veut que lorsque l’image des parents morts obsède, c’est bien « le moment où se précise le grand départ », tel que le poète lui-même l’exprime dans la dédicace.

La mort, tel un lion dévorant cherchant une victime, rode sans cesse. Cher Jean-Pierre, c’est à ton tour d’être happé par la grande trappe. Que tes bonnes œuvres t’accompagnent. Tu restes indélébilement dans le cœur de tous ceux qui t’ont connu et aimé. Repose en paix.

 

Cyriaque Noussouglo

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