Exposition de peinture : A long way from home /La très longue Marche du peuple noir

L’exposition de peinture d’Éric Wonanu qui couvre la période de janvier à mars 2022, connaît une bonne fréquentation.Cette exposition intitulée « La très longue marche du peuple noir », a pour thème l’interminable calvaire des peuples négro-africains qui dure depuis des siècles : la rencontre des envahisseurs blancs européens et arabes, qui leur ont fait subir le pire : génocides, massacres, esclavage, travaux forcés, aliénation culturelle, colonisation, néocolonialisme, impérialisme, pillage économique, etc. Une grande partie de leurs malheurs vient des Noirs eux-mêmes après la colonisation avec les dictatures tribalistes, sanguinaires et kleptocrates ainsi qu’une classe politique et une élite installées dans la médiocratie et la trahison.

Tous ces malheurs accumulés dans le passé et le présent, ont tendance à imposer dans l’imaginaire collectif des Africains une fatalité du malheur, un déterminisme pessimiste fait de résignation, de soumission à un ordre sociopolitique qui relève de l’anomie, laquelle a phagocyté l’essentiel des valeurs positives qui servent de fondation à la dignité humaine.

Dès mon arrivée dans le hall d’exposition où sont accrochés les tableaux, la première impression qui a mobilisé ma perception, est la couleur noire comme dominante chromatique et quelques tâches de couleur moins sombres comme le gris. Par moments, l’ocre, le bleu ciel, le rouge éclairent parcimonieusement les tableaux. Il arrive que des personnages soient multicolores comme s’ils étaient faits de patchworks. Mais toutes ces couleurs, en dehors du noir et du gris, sont discrètes et ne rompent pas l’unité chromatique basée sur le noir.

La seconde impression de la réception esthétique est la posture de tous les personnages caractérisée par leur verticalité. Une verticalité insolite marquée par des cous très longs, disproportionnés par rapport à la taille des personnages qui sont dessinés à mi-corps. En plus d’être longs, ces cous démesurés sont flexibles, penchés vers l’arrière comme s’ils résistaient à un puissant souffle, le souffle des malheurs. Ces cous incarnent la résilience d’un peuple debout malgré une adversité cruelle à travers les vicissitudes de l’histoire.

La trouvaille esthétique d’Éric Wonanu consiste à avoir su mettre toute l’expressivité de ses personnages dans la démesure de leur cou. Cette posture est celle de l’attente, de la résilience face à la souffrance, aux malheurs. Les visages sont sans traits, stéréotypés, anonymes. L’expressivité ne se trouve donc pas au niveau des visages comme le veut l’usage, mais dans la taille disproportionnée et la flexibilité des cous qui font penser à ceux des girafes voire des dinosaures. Dans certains tableaux, la tête des personnages se perd dans des nuages gris diaphanes comme un éjaculat qui éclabousse le ciel, promesse de vie et d’avenir.

En plus des tableaux, Eric Wonanu a offert une installation aux visiteurs avec des têtes de mannequins en osier tressé normalement destinées à porter des chapeaux ou des perruques. L’artiste les a transformées, grâce au papier mâché, en visages qui fixent le ciel et posées à même le sol, comme une adresse muette à la divinité dans une attente lourde de sens. La vingtaine de têtes promiscues dans un petit espace, donne l’impression d’une foule, métonymie du peuple noir. Des cordelettes en raphia sont attachées aux cous qui portent les faces noires. Ces cordelettes, à mon sens, ont une fonction métaphorique et symbolique très puissante: rappel d’un passé historique lié à l’esclavage et à la colonisation, les liens de la fraternité qui ont permis la résilience, et les liens du phylum de la race nègre.

Entre les tableaux peints et les visages sculptés de l’installation, il appert que le message que les créations d’Éric Wonanu veulent délivrer aux spectateurs, est un message d’espoir qui joue sur l’effet d’oxymore, l’opposition des contraires: du noir synonyme de malheur, de deuil chez certains peuples africains, surgit l’espoir, l’optimisme représentés par la couleur blanche absente mais présente in abstentia.

A propos des visages figés dans l’interrogation du ciel, donc de la divinité, le peintre cultive les effets de contraste. En effet, tous les malheurs infligés aux Noirs par des Blancs et des Noirs sont dûs au matérialisme, aux richesses matérielles. Les visages qui implorent le ciel opposent au matérialisme, la spiritualité comme voie du salut pour le peuple noir. L’analyse sémiotique des cous et des têtes dégage une polysémie iconique : en plus de ressembler aux cous des girafes et des dinosaures, les cous des personnages font penser à des tours de contrôle ou encore à des pénis dont les têtes constituent les glands.

Dans la doxa des sociétés africaines, s’impose de plus en plus l’idée que les crises chaotiques que vivent les peuples seraient de nature spirituelle. Aussi discutable que puisse être cette opinion, il est indéniable, par contre, que les situations d’anomie des sociétés africaines post-coloniales, sont, en partie, des crises de valeurs.

La perception aiguë des crises et des soubresauts des pays et des peuples noirs subjugués, nous est communiquée, par Eric Wonanu, sous forme sublimée à travers un style original, marque d’une forte personnalité artistique.

Ce jeu sur la polysémie des signes, dans une approche sémiotique, avec les oxymores et les métaphores inattendues, nous fait penser à des courants esthétiques comme le Surréalisme et le Dada des années 1930, et plus proche de nous le Structuralisme et surtout la Déconstruction de Jacques Derrida. Tous ces courants esthétiques ont en commun la subversion du mot ou du signe au niveau du signifiant (la forme du signe) et du signifié (le contenu du signe) à travers des glissements de sens. C’est le refus de l’univocité du sens et l’abolition des contraires. « La très longue marche du peuple noir », est comme une piqûre de rappel de Wonanu qui convoque l’Histoire à travers les épreuves abominables et l’innommable qui déchoit l’humanité. Malgré ce tableau sombre du passé et de l’actualité, le créateur fait jaillir une lueur d’espoir de l’obscurité. Après l’apocalypse, la rédemption.

Togoata APEDO-AMAH

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