Quand l’écrivain Kangni Alem annonce la mort de sa mère…

« Aujourd’hui Maman est morte. Ou peut-être hier. J’ai reçu un télégramme. Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Tout élève ou tout lecteur se souvient de ce style télégraphique de Albert Camus dans l’Etranger où Meursault totalement désinvolte parle du décès de sa mère. L’écrivain togolais Kangni Alem prend plutôt un style poétique. La mort est entrevue par l’enfant comme une feinte de la vie, une résurrection. Victor Hugo ne présente-t-il pas la mort comme « Le port commun des hommes ? ». On finit toujours par accoster qui qu’on soit. Et puis peut-être de l’autre côté, il y a aussi la vie. Peut-être.

De Bassadji à Bè Kpota, cette brave femme comme une mère à nous tous, a porté dans ses entrailles ses 8 enfants : Marie-Laure, Gérard, Amélie, Sophie, Kangni Claude, Richard, Pélagie, Adama et Yannick. Conscients que « toutes les terres leur sont données, il suffit d’en prendre possession, de s’y tenir à l’étroit, d’en éclater les limites », les enfants sont partis qui au Canada, qui aux USA, qui en France. Ceux qui sont restés entament les durs travaux de la famille éplorée jusqu’aux funérailles. Un vrai courage, un épuisement certain en Afrique où la solidarité autour de la mort prime sur tout. La mort n’est-elle pas le contrepoint harmonieux de la vie ? Ils reviendront tous, unis, soudés autour d’une mère qui a adopté aussi tous leurs ami(e)s. Elle sera conduite à sa dernière demeure le 17 novembre 2012 au cimetière de Bè-Kpota. Ci-joint le programme des obsèques.

Gaëtan Noussouglo

programme des obsèques

Un souvenir de ma mère, partie tôt par Kangni Alem

Kangni Alem

Elle devait rentrer ce soir-là. Souvent, elle revenait vers minuit. A l’heure où l’odeur des manguiers devenait sucrée comme une promesse incroyable. La mère ouvrait la porte et souriait à l’enfant qui attendait. Des deux, le plus fatigué n’était pas la voyageuse. Attendre est un métier dont les enfants ont la science, heureusement. La mère ouvrait la porte dans la nuit profonde, posait ses ballots et disait : « Il est tard, il faut aller dormir ». L’enfant avait le temps, toutefois, d’apercevoir les friandises, et se promettait de les réclamer au réveil. Ce soir-là, elle ne revint pas. Personne ne sut à l’instant pourquoi. Elle était partie la veille, comme à l’accoutumée, acheter son commerce au Nigeria. Nigeria, un nom que l’enfant entendait souvent sans le situer. Ce soir-là, elle ne revint pas. Il s’endormit sans injonction. Et se réveilla sans comprendre.

La mère n’était pas rentrée. La peur céda la place au cri silencieux. Dans la maison, les grandes sœurs chuchotaient. On le fit partir de force vers son école lointaine, sise dans l’ancien quartier de son enfance. La famille avait déménagé quand le malheur avait pris le père. Mais l’école était restée à Bassadji, et il y retournait à pied. Un trajet long, épuisant, à descendre la colline et traverser la lagune. Puis le soir, à remonter la lagune et grimper la colline. Au retour, ce jour-là, la mère n’était point là. Le cri fit place au vrai silence. La maison sans la mère, soudain il n’y avait plus place au doute. L’enfant prit ses cahiers et ses livres, les fourra dans son cartable, qu’il glissa sous le lit encombré. Ça chuchotait toujours ! Des voisins venaient et repartaient, et personne n’expliquait rien. Assis sous le manguier, l’enfant observait la ruche. Lui savait que le doute n’était plus permis.

Vers le soir du lendemain, soudain, la porte s’ouvrit. Et les pleurs montèrent. Des pleurs de joie. Les sœurs hurlaient. La mère avait des vêtements qu’on ne lui avait jamais vus. Dépareillés. Elle posa son sac, salua tout le monde. Dans le sac, pas de friandises, mais les vêtements avec lesquels elle avait fait le voyage. Elle les tendit à la sœur, qui alla les tremper dans un seau d’eau. L’enfant s’approcha du seau, et vit l’eau rouge de sang, de beaucoup de sang. La mère ne parla pas beaucoup, elle expliqua simplement que le taxi avait fait des tonneaux, et qu’il y a eu des morts.

« Vous avez mangé ? », déclara-t-elle en se levant, et en se dirigeant vers la cuisine.

L’enfant se glissa sous le lit et sortit le cartable. La mère était de retour. Malgré les habits poisseux de sang. Lui savait qu’elle reviendrait, comme la première fois qu’elle avait quitté la maison. Le père l’avait fâchée, mais elle n’était pas allée loin, elle était revenue très vite, avant la rentrée des classes, et l’achat des cahiers et du cartable.

Source : Le blog de Kangni Alem

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