Ras Sankara Agboka expose à la galerie LN à Paris. Il y présente les archives d’une performance réalisée à Lomé le 19 septembre 2024.
Ras fait partie de cette nouvelle génération d’artistes intrépides qui font de l’espace public leur scène de prédilection. A Lomé, le revêtement des rues n’est pas toujours un revêtement lisse mais un amalgame improvisé de latérite, de blocs de ciments concassés et de sédiments divers comprimés. Alors, au milieu d’une rue fréquentée d’un quartier cosmopolite de la capitale du Togo, il commence par poser un tabouret, à Massalassi dans le quartier d’ Adidogomé, non loin de là où se trouvait l’immense baobab qui donnait son nom au quartier. Il est accompagné d’une équipe d’assistants qui règlent plus ou moins la circulation après avoir prévenu en amont les échoppiers. Cela se passe à l’heure la plus chaude de la journée.
Sur ce tabouret, l’artiste vient prendre place, littéralement. Il s’y installe dans une démarche encore maladroite, les jambes toujours enflées, les cicatrices à peine refermées, après avoir déposé au sol ses deux béquilles. Il frappe le rythme avec ses pieds, les chevilles entourées de lourds grelots. A ce moment Ras ne fait pas semblant car en effet il est en train de se remettre tout juste d’un accident de la route qui lui provoqua de graves blessures, et de multiples cicatrices, juste avant que l’un de ses proches ami et collaborateur ne succombe dans un autre accident de la route – véritable fléau – quelques jours plus tôt, comme par une terrible ironie du sort.
L’intervention d’une durée d’une bonne dizaine de minutes se termine par une action de purification qui consiste à s’enduire le visage puis le t-shirt blanc de sang, avant de déverser l’ensemble du contenu de la calebasse sur la tête. Progressivement, le rythme métallique des castagnettes scandé par trois clochettes tenues à la main se mêlent aux bruits de la rue et l’action semble se fondre dans l’ambiance de la rue, au point de disparaître : les piétons, motoristes ou chauffeurs ne semblent pas le voir, tout en faisant toutefois attention de ne pas l’écraser. Ras pourtant n’est pas camouflé. Il porte une longue écharpe rouge et déploie devant lieu une longue bande de tissu blanc. Ces couleurs franches contrastent avec l’ocre ambiant.
L’action tient d’une cérémonie de purification. Ras parle d’un « rituel de prière » et d’un « exercice de dépassement de soi » au cours duquel l’artiste-officiant traverse un processus expiatoire, une domination de la douleur, qui doit bénéficier à tout un chacun, à la manière de la catharsis théâtrale, au cours de laquelle celui qui observe se purifie. L’action se termine au moment où l’artiste se remet debout, le poing droit levé, non pas tant comme appel à la révolution mais comme triomphe sur le destin.
Elle s’inscrit dans un registre universel, même s’il est probable que les passants reconnaissent plutôt dans cette action, du fait de la combinaison de couleurs rouge/blanc, la tenue d’un officiant d’un culte vodou venu du couvent voisin, situé juste derrière une église catholique, non loin d’une mosquée et de nombre de petites églises néo-évangélistes.
Ras confie que l’action relève bien d’un rituel, même si elle ne s’inscrit dans aucun dogme, son cadre de référence est celui du vodou. En effet, le propos de l’artiste suggère que le sang continue à porter les traces de souffrances intérieures, une fois que les cicatrices extérieures, visibles, sont guéries, relève d’une conception typique de la philosophie vodou. L’idée que le sang, liquide invisible qui rend possible la vie visible, soit conçue comme une archive fluide contenant à la fois les traces du passé autant que les indices du futur, relève d’une exégèse complexe très intéressante. Sans prosélytisme, Ras nous rappelle ici la richesse toujours actuelle d’une conception du monde, la pensée vodou, qui criblée de clichés, n’en continue pas moins à proposer des clés de compréhension et d’action qui valent pour tous.
Bernard Müller