Les dramaturges Ramsès Alfa, Gustave Akakpo, Marc-Antoine Cyr et Marcelle Dubois sont enthousiastes de travailler ensemble pour asseoir le projet Passerelle qui relie les trois continents : Afrique, Europe et Amérique. Le proverbe « Les morts qui n’ont pas de vivants sont aussi malheureux que les vivants qui n’ont pas de morts » a servi de socle à l’écriture à quatre mains. De février 2014 à juin 2015 les auteurs ont travaillé à Paris, Lomé et à Montréal et livré les deux textes : Je reviendrai te parler de nuit dans les Herbes par Gustave Akakpo et Marc-Antoine Cyr, Danse sur la ligne par Ramsès Alfa et Marcelle Dubois. Le projet a été initié et coordonné par la Compagnie Issue de Secours (France). Du 14 novembre au 13 décembre 2015, l’équipe artistique du projet se retrouve à Lomé au Togo pour 20 jours de répétitions et 10 jours de représentations à Lomé. Togocultures vous propose de découvrir le synopsis de chaque texte et les méthodes de travail des auteurs.
Je reviendrai te parler dans les herbes par Gustave Akakpo (Togo) et Marc-Antoine Cyr (Québec)
Synopsis
Quelque part dans le golfe de Guinée, Auguste et Hada se sont connus à 16 ans lors d’une manifestation durement réprimée par le régime en place dans leur pays. Il y eut de nombreux morts – des amis, des proches et des inconnus – et tant de douleur et de colère ont forgé leurs années de jeunesse, passées à dire non à la dictature, en même temps qu’ils apprenaient les mots de la langue et du corps pour dire leurs premiers émois d’amoureux. Des années plus tard, pour sauver sa peau, Auguste a dû partir en exil. Hada, elle, a choisi de rester.
Alors qu’il aurait fallu inventer la vie nouvelle, Auguste n’a fait qu’écrire et réécrire celle qu’il avait avant. Il est devenu en exil un artiste engagé, a écrit de puissantes œuvres sur la dictature. Célèbre à l’étranger, de livres en livres, il est devenu la figure mondaine de la résistance à l’oppression. Auguste a fait de Hada l’héroïne de plusieurs de ses romans à succès. Il s’est voué à écrire la vie de l’absente, pour continuer d’être présent à côté d’elle, pour continuer avec elle le combat.
Elle… De vagues rumeurs remontées jusqu’à Auguste ont dit qu’elle avait viré folle. Qu’elle en avait fait des choses pour faire tomber le dictateur. Que même, avec d’autres femmes, elle avait marché nue dans les rues de la ville, convoquant la honte sur le régime en place. En vain. Elle a souvent été arrêtée. On imagine ce qu’on a pu lui faire. Ce que les militaires font aux femmes. Après tout cela on dit qu’elle s’est mise à délirer, qu’elle prêchait l’imminence de temps nouveaux aux carrefours de la capitale. Prophète sans miracle, elle a distrait les foules, mais le temps a fini par la déposséder d’elle-même et de l’image de la grande résistante qu’elle fut. Le temps si vite passé a effacé les mémoires, réussissant là où les héros ont échoué à emporter un dictateur aussitôt remplacé par son fils, plus fun que son père, qui a engagé des réformes, entonné un petit air de liberté, donné à tous les habitants le droit de gueuler, et même de manifester. Ainsi sous ses airs débonnaires il a habilement manœuvré pour enculer la liberté, et tant qu’il tient l’armée et les caisses, vous pouvez toujours courir. Alors on dit qu’à la fin c’est ce qu’elle s’est mise à faire, Hada. Courir, mais pas à la manière d’une athlète ou d’un coureur du dimanche. On raconte qu’elle s’est acoquinée au vent, qu’elle est devenue poussière, que lorsque tout d’un coup vous voyez la poussière se lever et se faire plus véhémente que d’habitude, c’est elle, assurément.
C’est ce qu’ont raconté les rumeurs à Auguste. Et c’est ce qu’Auguste a écrit dans ses livres. La femme aimée devenue vent violent, devenue poussière d’avant. Et voilà qu’Auguste, rentré d’exil à la faveur d’une clémence présidentielle, la cherche dans les rues du retour. Les rues changées, comme déplacées, comme dans le rêve que fait le somnambule qui ne reconnaît plus les repères familiers.
Et dès la première nuit, il la revoit. Il n’en revient pas de la trouver à l’entrée de la maison, murmurant la promesse qu’ils se faisaient en rigolant quelques années plus tôt dans le maquis : « Je reviendrai de nuit te parler dans les herbes. » Cette nuit-là, tout comme les mots, les corps retrouvent les gestes enfouis et ils s’aiment dans l’immense lit de sa chambre de petit bourgeois.
Mais le lendemain, au réveil, Auguste se retrouve seul avec dans le lit cette poussière venue d’il ne sait où. Mais ce n’est rien qu’un peu de poussière, pas de quoi s’affoler. Il préfère consacrer son énergie à retrouver son… comment doit-il l’appeler ? Son amie, son amoureuse, sa nostalgie, sa mauvaise conscience, son renouveau ? Peu importe, pourvu qu’il la retrouve.
Il la cherche et il tombe sur Elia, la sœur de Hada. Elia dont on dit qu’elle vit dans l’oubli. Elia qui essaie simplement de reconstruire sa vie en ruines et de tourner la page, pour de bon ou pour le pire. Alors tous les jours, Auguste écrit et il cherche Hada. Il parcourt le pays, les rues, les lieux qu’elle avait l’habitude de fréquenter, il demande aux amis, aux gens qui la connaissent des informations qui pourraient le mettre sur son chemin. Et quand il se fatigue de la chercher, il écrit. À sa manière, il rappelle encore à lui Hada. Et toutes les nuits, Hada reparaît. Auguste ne sait plus qu’écrire sur elle et lui faire l’amour sur les poussières de la nuit d’avant.
Et alors qu’on le croit près de devenir fou, à parler à tout vent d’une femme que lui seul revoit la nuit, peu à peu toute la ville entend elle aussi la voix de Hada, revoit Hada, retrouve la Hada d’avant marchant nue dans les rues. Hada qui ne répond plus quand on lui parle, Hada qui ne répond plus aux appels de son peuple, Hada qui ne semble désormais vouée qu’à refaire le chemin qui mène vers la maison de son amant la nuit.
Et le vent qui ne soufflait plus depuis un temps, le vent de poussière que soulevait l’ancienne guerrière se remet à s’agiter, plus fort, plus violent. Alors les gens demandent à Auguste d’arrêter d’écrire, d’arrêter de rappeler Hada depuis l’absence où elle s’était terrée. Ils veulent qu’elle s’en aille et qu’elle les laisse vivre en paix, elle qui n’arrête pas de s’immiscer poussière, comme la marque d’un temps passé sur la demi vie à laquelle ils se sont tous accommodés.
Mais lui ne sait qu’écrire sur elle et l’attendre. Il faudrait peut-être alors l’empêcher d’écrire. Le menacer. Elia n’aime pas que l’on remue ainsi les douleurs d’avant. Et si ses menaces sur Auguste ne suffisent pas, elle fera voler son ordinateur, ses carnets et pourquoi pas couper sa main droite et la gauche aussi s’il ne comprend toujours pas. Tant que sa sœur repart au néant, tant qu’elle s’en va.
Qui croire dans cette histoire ? Ne vaut-il pas mieux fuir très vite ce pays échoué en bord de mer ? Fuir pour retourner faire l’artiste engagé hors de son pays après l’avoir revue, elle, Hada ? Mais où est-elle encore et vers où souffle le vent qu’elle soulève maintenant ?
Méthode de travail
Si la trame de notre texte et les personnages qui s’y déploient se sont construits au fil de nos échanges, du partage de nos expériences, du récit de nos enfances puis de celui de nos exils respectifs, nous avons convenu que l’écriture en tant que telle devait fonctionner sur le mode du relais. Ainsi, nous avons écrit des bribes de dialogue chacun de notre côté, puis chacun a envoyé ses textes à l’autre qui les a saisis au rebond.
Au fil des versions, le texte s’est enrichi de nos deux visions, chacun ayant l’opportunité de réécrire tout le texte, d’en modifier la dramaturgie, d’utiliser ses doutes pour proposer des avenues utiles aux avancées du texte. Notre seul objectif étant de maintenir le récit, sa clarté, sa portée. De ce fait, l’écriture ne se fait désormais plus à deux voix, mais il semble qu’une troisième voix, mêlée des accents de Gustave et des miens, soit maintenant à l’œuvre. L’histoire que nous écrivons reste teintée de nous deux, mais indifféremment. Aucun de nous deux n’aurait cru cette écriture possible, et pourtant nous signerons fièrement cette œuvre nouvelle de nos deux noms.
Plus largement, j’ai pu faire découvrir à Gustave les poèmes de Gaston Miron, tandis qu’il m’a mis entre les doigts les textes de Kangni Alem, puis ceux d’Ahmadou Kourouma. D’autres découvertes croisées sont en cours. Notre langue commune trouve là tout un réseau de pensées fort enthousiasmant.
Si l’expérience peut ainsi servir à me décoincer de mes certitudes, à déployer autrement ma langue, ses enjeux, à faire des scènes, à entrevoir dans mes récits habituels des trouées compliquées à explorer, des territoires de réinvention, alors tout cela m’aura été salutaire et sain.
Marc-Antoine Cyr
Danse sur la ligne par Ramsès Alfa (Togo) et Marcelle Dubois (France)
Synopsis
La scène, un désert de neige et un désert de sable qui se rencontrent en une frontière nette. Un espace de jeu, au sens premier du terme. Un espace de liberté. Un espace où s’inventer, se réinventer. Un espace d’exil à soi-même. Au centre, posée là, perdue, une jeune femme. Elle vient d’y atterrir. Une lettre à la main. Un contrat dans sa poche.
Enfant d’un père québécois coopérant en Afrique et d’une infirmière togolaise immigrée au Québec, la jeune fille, qui a grandi entre Lomé et Montréal, complète des études brillantes en science politique à l’Université de Montréal. Elle vient de soutenir sa thèse. Elle a été appelée par le Ministre de l’occupation du territoire afin de joindre son équipe. Le jour où elle doit signer son contrat lui parvient une lettre du marabout de son village togolais : elle est désignée par les traditions africaines pour devenir chef coutumier, du fait de la descendance de sa mère d’une lignée royale. On lui demande de revenir au pays pour assumer son rôle.
À l’instant, une brèche se crée à l’intérieur de la jeune femme dans laquelle elle s’engouffre toute entière. Elle y tombe sans pouvoir freiner sa chute. Elle atterrit au cœur de son doute existentiel. Elle atterrit dans le désert fait de neige et de sable. Deux hommes l’y attendent : les grands-pères morts – personnages entre le clown, le sage, le marabout, le vieux chasseur. À coup de souvenirs d’enfance, de citations de grands hommes et femmes du pays, d’incantation aux morts, de rêves patriotiques, ils tentent de faire pencher le cœur de la jeune femme vers leur patrie respective. Quelles raisons poussent les grands-pères morts à l’égoïsme, de vouloir prédominer en un être qu’ils n’ont que contribué, autant que l’autre, à faire exister, en n’ignorant pas que sans soi et sans l’autre, ni l’un ni l’autre n’y serait jamais parvenu.
Les choix artistiques
Ramsès et moi avons décidé de ne pas écrire côte à côte mais ensemble. C’est-à-dire que bien que certaines scènes naissent de nos imaginaires respectifs, nous nous donnons le droit et le devoir d’agir dans l’écriture de l’autre. Si bien que je ne saurais plus dire qui a écrit tel ou tel mot, qui a eu telle ou telle idée dramaturgique. Nos mots ne nous appartiennent pas individuellement. Concrètement, cela fait que l’un écrit quelques scènes, envoie le texte à l’autre, l’autre repasse dans les propositions faites et ajoute quelques nouvelles scènes, et l’envoie à nouveau au premier, et ainsi de suite.
Ramsès et moi avons opté pour une fable qui place le personnage de Kayi dans un dilemme identitaire. Issu de l’alliance d’un père québécois et d’une mère togolaise, cette jeune femme nous est apparue particulièrement contemporaine à l’heure où les frontières s’abaissent pour laisser passer les avions du monde entier. Ce sont avec ces métis de toutes origines bigarrées que nous devons aujourd’hui compter construire nos communautés. Et c’est tant mieux. Si les porteurs de ces doubles identités doivent trouver le chemin personnel qui leur permet d’unifier leurs origines, nous, comme société, nous devons revoir notre rapport à la citoyenneté et au nationalisme.
Kayi doit choisir un des deux pays de ses parents pour bâtir sa vie d’adulte. Déjà, quelle est-elle cette vie dont elle a envie? Celle de la sécurité, de la fidélité aux traditions, des fibres patriotiques et culturelles qui la tissent? Et puis, que dire à tous ceux qui veulent qu’elle appartienne à LEUR peuple plutôt qu’à l’autre. Et le leg? Celui de ses parents certes. Mais aussi celui des ancêtres. Qu’elle porte en elle sans trop s’en rendre compte au quotidien. Mais à l’heure des grands choix ce sont eux, enfouis en elle qui semblent l’invectiver. Respecte là d’où tu viens! Reste intègre! Sois toi-même! N’oublie pas tes origines! Tout ça, ça veut dire quoi au juste, quand on n’a qu’une vie à vivre, qu’une chair pour s’incarner, qu’un destin à tracer, et que pourtant, on est double?
Comme l’œuvre s’écrit par deux auteurs aux origines et cultures bien différentes, nous croyons que notre rencontre artistique peut et doit s’entremêler jusque dans les affects de nos personnages. Ainsi, nous sommes les deux parties de l’être de Kayi. Quant aux deux autres personnages, les grands-pères morts, ils sont les représentants loufoques de la pression qui nous assaille : pression sociale, poids de nos souvenirs, lien de filiation, etc. Nous avons emprunté le ton du bouffon et de l’impossible afin de faire cohabiter nos deux imaginaires si différents. Dans cette forme aux milles possibles le lyrique peut côtoyer le poétique, le théâtral et le politique. Ça nous plaît bien et nous pensons pouvoir y toucher à des enjeux très contemporains et essentiels.
La version que vous avez en main tisse les grandes lignes de l’histoire que nous racontons, mais elle reste à être étayée, peaufinée, raffinée dans son propos, sa définition de personnage et ses actions. C’est le travail que nous ferons dans les prochains mois, jusqu’en octobre prochain avant que notre bande ne s’envole pour le Togo.
Marcelle Dubois