De La Havane à Paris, Heberto Prada, auteur plus qu’en herbe, tétanisé par ses lectures, tente d’écrire un étrange roman qu’il voudrait à la fin intituler Hermina. Du nom de cette jeune fille qu’il croit née de la Muse qui, un soir, lui a fait découvrir le sens de la littérature : » essayer de donner un sens, un sens moins fragile que les vies » (p. 13). Drôle de personnage, Heberto Prada, qui vit tout entier confiné dans ses fantasmes (coucher avec Hermina et, accessoirement, sa mère), et se refuse à passer à l’acte, justement pour garder pur son rêve, ne pas » réduire Hermina à des images peut-être vulgaires » (p. 69). Normal donc qu’il tue de sa plume l’objet du désir, pour en conserver la quintessence. Ce troisième roman de l’écrivain togolais dépayse et nous transporte en territoire sadique et sadien pour une leçon de vie que je qualifierais volontiers de philosophie dans le foutoir. Viol, inceste, sodomie, sado-masochisme…, tout y passe, laissant le lecteur pantois ou émoustillé, c’est selon.
La méthode de Tchak est exactement celle de Sade : piéger le lecteur dans sa jouissance de l’horreur, sans renoncer à la subversion des discours communs par les armes du langage. Convaincre par la raison, prouver par l’érection ! On peut se laisser prendre au piège, comme dans cette scène d’anthologie sur les » zoos humains » (p. 172-202), belle métaphore sur la masturbation (sexuelle et intellectuelle) au cours de laquelle Heberto Prada, emporté par sa propre diarrhée verbale, convoque un auditoire invisible composé uniquement de femmes, Hermina, bien sûr, Mira (qui se pelote en l’écoutant jacter), une prostituée noire, etc. Enjeu : les séduire par une mise en scène d’arguments et de contre-arguments pas toujours valides, mais… Seul compterait le langage, et le désir de s’imposer comme maître de la parole. D’où découlent, dans ce roman-fleuve, d’autres thèmes comme la vacuité de l’exil, la nostalgie du pays perdu ou volontairement renié, la traque des mensonges de l’existence.
À cette déclinaison sur le mensonge, justement, Sami Tchak nous avait déjà habitués depuis Place des fêtes. Il récidive par un déstabilisant portrait des P.B., les Précaires Branchés, personnages ayant érigé le paraître en règle de vie, au mépris de tout principe de réalité, et dans lesquels n’importe quel lecteur peut se reconnaître (s’il a le courage de le faire) ou reconnaître un ami, un voisin. Comme dans la jouissance d’une scène perverse, le lecteur est cueilli à l’estomac par tant de franchise, et c’est cela qui fait de Sami Tchak un auteur politiquement pas correct dans le paysage littéraire africain !
On ne peut résumer Hermina, tout au plus se laissera-t-on emporter sur ce radeau de mots et d’idées qui dérangent le confort du lecteur, tellement l’écrivain se met lui-même en danger. En effet, n’est-il pas un peu Samuel, ce double à rebours de Heberto Prada, sociologue perdu à La Havane dans les jupons d’une certaine Irma, qui ne sait plus ce qu’il recherche, enquêter sur la prostitution à Cuba, ou débrouiller ses propres angoisses existentielles ? Et aussi, dans une certaine mesure, Heberto Prada lui-même, l’apprenti écrivain paralysé par son idolâtrie de la » grande littérature « , et par cette idée proprement castratrice que tout a déjà été écrit et qu’on ne peut plus rien inventer en littérature ? CQFD !
Roman des fantasmes et des mensonges humains, Hermina, roman des échecs mal assumés mais avoués sans limites, réflexion désespérée sur le sens de la vie et de la création littéraire.
Hermina, Paris, Gallimard, Continents Noirs, 350 p. 19,50 €
Source : Africultures