Restituer l’art africain, les fantômes de la colonisation

Entretien avec Laurent Védrine, réalisateur*.: Restituer l’art africain, les fantômes de la colonisation

Titre original : Restituer l’art africain, les fantômes de la colonisation

« Il existe encore une forme d’omerta dans le monde des conservateurs de musée  » Laurent Védrine. 60‘ – un film de Laurent Védrine – narration Gaël Kamilindi – produit par Sara Brücker pour Temps Noir, avec le soutien de France Télévisions, TV5 Monde, Région Ile-de-France, avec le soutien de La Procirep Angoa – Société des Producteurs, et du Centre National du Cinéma et de l’image animée – musique originale Samuel Hirsch – Année 2021

Cet entretien porte sur le documentaire intitulé Restituer l’art africain, les fantômes de la colonisation. Ce film qui est sorti en avril 2021 retrace le conflit de la restitution coloniale du point de vue d’un objet qui n’est toujours pas restitué alors qu’il provient du même pillage du royaume d’Abomey par le général Dodds en 1894. Pourtant, il ne figure pas sur la liste des 26 objets qui seront officiellement rendus par la France à la République du Bénin, au plus tard à l’automne de cette année [1]. Il s’agit de la sculpture du célèbre dieu Gou, réalisée vers 1860 par l’artiste de la cour d’Abomey Akati Ekplekendo pour incarner la divinité de la guerre. A ce titre, il a dû recevoir ses dernières offrandes à la veille de la chute du royaume dont il incarnait le pouvoir… Cette sculpture toujours exposée au Louvre (Pavillon des Sessions) était considérée par le poète surréaliste français Apollinaire comme  » l’objet le plus gracieux et le plus étonnant de Paris « . En dressant le portrait de cette sculpture vaudou, le film de Laurent Védrine Restituer l’art africain, les fantômes de la colonisation relate une querelle qui se poursuit sous nos yeux, et qui en réalité ne fait que commencer…

Cet entretien de Laurent Védrine par Bernard Müller a eu lieu à Paris le 17 mai 2021.

Avec Felwine Sarr, universitaire et écrivain (Sénégal), Corinne Herskovitch, juriste d’art (France), Gaëlle Beaujean, responsable de la collection Afrique, Musée du Quai Branly, Didier Houenoude, historien de l’art (Bénin), Alain Godonou, conservateur du patrimoine (Bénin), Bénédicte Savoy, historienne de l’art, Collège de France, Hamady Boccoum, directeur du Musée des civilisations noires (Sénégal), Gabin Djimassé, historien (Bénin), Maureen Murphy, historienne de l’art (France), Marie-Cécile Zinsou, directrice de musée au Bénin

Bernard Müller : Nous nous sommes rencontrés en 2005, et tu as présenté ton film « L’obélisque de la discorde »[2] sorti en 2006 dans le cadre du projet « Broken Memory »[3]. A l’époque, tu enquêtais déjà sur la restitution de l’obélisque d’Axoum par l’Italie à l’Ethiopie. Dans ton dernier film, qui vient de sortir, intitulé  » Restituer l’art africain – les fantômes de la colonisation « , tu enquêtes sur la restitution du butin de Dodds à la République du Bénin, en te concentrant sur l’un des objets, qui ne figure étonnamment pas sur la liste des objets à restituer (définie suite au discours de Ouagadougou, 28.11.2017 [4]). Peux-tu présenter ton film ?

Laurent Védrine : Le titre provisoire, que je préfère, a longtemps été « L’odyssée du dieu Gou ». Car ce film est avant tout l’histoire d’un objet unique : une statue dahoméenne en fonte, représentant ce dieu du panthéon vodou qui est appelé Gou, Ogou ou Ogun dans les Caraïbes. L’objet est porteur d’une dimension politique extraordinaire. Il est actuellement exposé au Musée du Louvre, ce qui en dit long sur sa notoriété et la fascination qu’il suscite. Mais il avait dès l’origine un destin particulier, puisqu’il appartenait au roi du Dahomey au moment de la conquête. C’est ce qu’on appelle le « regalia », en ce sens qu’il incarnait la souveraineté et la puissance de ce royaume. Et c’est son parcours en exil, du Dahomey à Paris, que j’ai essayé de raconter.

La question de la restitution est vaste et complexe. Plutôt que de tenter de tout synthétiser dans une sorte de dossier analytique, j’ai préféré raconter l’histoire de « héros » charismatiques dont le destin, en arrière-plan, permet de saisir les principaux aspects du débat.

Bernard Müller : Entre ces deux expériences de tournage, Italie/Ethiopie en 2005 et France/Bénin en 2021, quelle différence frappe le plus ?

Laurent Védrine : A l’époque, en Ethiopie, les enjeux de la restitution du patrimoine culturel étaient largement compris par la population, même dans les petites villes. Le gouvernement en avait fait un outil de propagande politique très efficace. Cela est probablement dû à l’histoire particulière de ce pays, qui n’a jamais vraiment été colonisé. De ce fait, les gens vivent au quotidien avec les manifestations du passé, qu’elles soient archéologiques, architecturales ou culturelles. Au Bénin, la colonisation, l’évangélisation et l’exportation/destruction massive d’objets culturels ont privé les gens d’une grande partie de leur histoire. Il y a peu de traces et pour les jeunes générations, il y a une réelle déconnexion avec le passé. D’autre part, malgré le statut officiel de la religion vaudou, de nombreuses personnes rejettent cet héritage culturel parfois considéré comme arriéré.

Bernard Müller : En plus de 10 ans, qu’est-ce qui a changé dans la relation avec vos interlocuteurs pendant la préparation de ton film ?

Laurent Védrine : En France, de nombreux chercheurs et historiens se sont emparés de ces questions, publiant articles, recherches et thèses. Les restitutions sont enfin dans l’air du temps, grâce à des campagnes militantes et à une évolution des consciences, quitte à devenir un thème « à la mode ». Mais, paradoxalement, elles se heurtent encore à la frilosité des institutions muséales et à une certaine omertà. Les obstacles sont nombreux. J’ai été frappé, sur ce point, par la persistance des discours d’évitement tenus par les directeurs ou les conservateurs de musées. Comme il y a 15 ans, l’opportunité de restituer un objet  » problématique  » continue de provoquer des réactions épidermiques et émotionnelles, des peurs irrationnelles qui dépassent largement la seule question des  » œuvres « .

Bernard Müller : Un film est en quelque sorte un instrument de dialogue, voire l’outil même de la négociation entre des parties initialement en désaccord mais qui savent qu’elles n’ont d’autre choix que de trouver un compromis. Où se situe le point de discorde aujourd’hui ?

Laurent Védrine : Je ne sais pas si mon film peut être considéré comme un argument dans les négociations bilatérales entre le gouvernement du Bénin et la France. Ce qui est sûr, c’est que certaines personnes n’ont aucun intérêt à ce que ces histoires soient connues. Alors, une fois que le film aura été montré au grand public, peut-être que le discours changera. Le point de discorde, à mon avis, c’est le statut des œuvres et le rôle des musées basés sur le modèle européen de collection / amassage / prétention universaliste. Restituer, c’est prendre en considération des récits alternatifs et accepter, enfin, de renoncer au monopole de l’interprétation  » scientifique  » sur ces objets. Or, restituer ces pièces à leur dimension spirituelle ou culturelle, les  » réactiver  » en quelque sorte dans leur complexité sémiotique, c’est interroger la manière dont elles sont présentées, repenser la circulation du public dans ces espaces, et donc envisager la possibilité d’usages multiples, au-delà du regard : le toucher, le son, le mouvement des corps, le sacré, le profane…. Et pas seulement, comme cela a été fait jusqu’à présent, en montrant ces pièces dans des cadres esthétisés. A mon avis, il est nécessaire que les curateurs « dé-fétichisent » aussi certains objets qui sont prisonniers d’une triple gangue : la beauté, la rareté, et l’obsession de la conservation/restauration à tout prix. Avec ce film, je veux aussi amener le débat sur la place publique. Les débats autour de la restitution et plus encore du contexte colonial de la collection d’objets ethnographiques restent ignorés par beaucoup. Les spécialistes ont tendance à l’oublier…

Bernard Müller : Alors que l’Allemagne s’apprête à restituer au Nigeria le butin du sac du palais de Benin City, la situation en France semble figée. Pourquoi le discours du président Macron à Ouagadougou semble-t-il avoir eu plus d’impact en Allemagne qu’en France ? A ton avis, le Gou sera-t-il bientôt restitué ?

Laurent Védrine : 26 objets volés par des soldats français à Abomey doivent être restitués au Bénin à l’automne 2021. Une loi de déclassement a été votée à cet effet en octobre 2020. Cette liste, établie par la France, ne comprend que les œuvres conservées au musée du Quai Branly. Or, la statue du Dieu Gou, même si elle appartient aux collections de ce musée, est exposée au Louvre, dans un département très politique (créé par l’ancien président français Jacques Chirac pour exposer des chefs-d’œuvre). Si Gou ne figure pas sur la liste, il faut se demander si cette omission est un accident (ce dont je doute), ou si une stratégie d’endiguement n’est pas à l’œuvre, dans le sens où le Louvre (dont une grande partie des collections proviennent de spoliations) serait sacralisé. La crainte d’une  » boîte de Pandore  » serait ainsi contenue, en laissant croire que seuls les musées  » ethnographiques  » sont concernés par les restitutions et les débats qui y sont liés. Le dieu Gou, dans le panthéon vodou, est le dieu du fer, et par extension le dieu de la guerre, mais aussi des machines, de la modernité, de la vitesse et de la technologie.  Il est également invoqué aujourd’hui par les mécaniciens, les chauffeurs de taxi, les ingénieurs, les forgerons, etc. Il est, par exemple, le dieu du « fer », le dieu de la guerre, le dieu de la modernité, le dieu de la vitesse, le dieu de la technologie. Il est, par exemple, ce qui cause ou prévient les accidents de la route. J’ai tendance à croire que son énergie, au sens symbolique, est d’autant plus active qu’il est au cœur d’un débat où  » les épées se croisent « . Et comme tous les dieux vodou, qui sont sensibles à la flatterie, Gou a peut-être intérêt à se démarquer en restant un enjeu politique à part entière.

Après, d’un point de vue plus pragmatique, tout dépend de la volonté du Bénin de mettre réellement en avant cet objet dans les négociations futures. Attaquer le Louvre, c’est mettre un pied dans la porte du Saint des Saints, ce que seuls les égyptiens ont osé faire jusqu’à présent.

Bernard Müller : Quel est ton prochain projet pour comprendre comment les objets du passé revisitent étonnamment notre présent ?

Laurent Védrine : Je prépare un autre film sur la géopolitique des antiquités égyptiennes. Pour expliquer comment ce pays arabe et musulman tente aujourd’hui de se réapproprier/manipuler son passé pharaonique pour affirmer sa place dans le monde, renforcer le pouvoir des militaires et décoloniser la science égyptologique.  L’enjeu est de taille, pour ce pays dépourvu de richesses géologiques, de considérer les gisements de momies et d’objets antiques comme des  » puits de pétrole « . Et de valoriser l’organisation politique pyramidale et hiérarchique de l’Egypte ancienne, pour bloquer le mouvement des Frères musulmans, par exemple….. Une autre histoire qui démêle l’enchevêtrement du passé avec le présent….

Bernard Müller :

Merci.

Comment visionner ton film ?

Laurent Védrine :

Un teaser du film peut être visionné en ligne : https://fb.watch/5RQ6tTgJZ5/

Les sous-titres anglais sont en cours de préparation.

Pour une présentation publique, contactez

Temps Noir Productions

production@tempsnoir.com

Laurent Védrine — KissKissBankBank

*Auteur et réalisateur de films documentaires et d’émissions de radio, il a étudié le droit public et international (Université de Paris II), l’histoire (livres, documents, traces), l’anthropologie (EHESS), le journalisme (ESJ-Lille) et l’apiculture (Société centrale d’apiculture).

2017 – Jean Rouch, cinéaste aventurier – 54′ / 2013 – La Reine bicyclette – Histoire des Français à vélo – 52′ / 2011 – Le Déjeuner sous l’herbe – 53′ / 2008 – Kinshasa Beijing Story – 52′ / 2006 – L’Obélisque de la discorde – 52


[1] https://www.quaibranly.fr/fr/collections/vie-des-collections/actualites/restitution-de-26-oeuvres-a-la-republique-du-benin/

[2] http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/15798_1

[3] http://www.powerofculture.nl/en/current/2007/july/broken_memory_project.html

[4] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/11/28/discours-demmanuel-macron-a-luniversite-de-ouagadougou

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