Mémorable anniversaire de SAMI TCHAK ( Troisième partie)

Comme je ne parvenais pas à m’endormir, je me mis à rêvasser et je vis maman aussi clairement que je voyais ma propre main. Elle affichait sur ses petites lèvres un sourire ironique. Elle arborait sa robe jaune transparente. Je me mis, dans mes hallucinations, à courir vers elle. Mais elle s’éloignait de la même distance dont je me rapprochais d’elle, tout en continuant de sourire ironiquement ! « Maman ! Maman ! » Je courais toujours vers elle. « Maman ! » Et l’évidence, enfin, s’imposa à moi : elle ne m’avait jamais aimé, elle ne m’aimera jamais. « Adieu Maman », dis-je, maintenant épuisé moralement et physiquement. « Adieu Maman ».

Mais, soudain, je sentis une main sur mon épaule, une petite main d’une infinie douceur. Je réagis comme émergeant d’un rêve. C’était maman, revenue à moi, toujours habillée de sa transparente robe orange. « Suis-moi, me dit-elle, suis-moi ». Je me mis alors à marcher derrière maman. J’étais redevenu l’enfant que je fus, et c’était cet enfant qui, sagement, suivait sa mère. Nous marchâmes pendant une demi-heure avant de nous retrouver dans un champ de blé dominé par les coquelicots aux rouges fleurs si élégantes. Je compris alors pourquoi maman m’avait entraîné là et non ailleurs : quand j’étais enfant, son enfant, son enfant fragile, son tout mignon enfant à elle, elle me préparait des tisanes avec les pétales séchés de coquelicot pour calmer mes toux, mes petits problèmes de gorge et de sommeil. Mais, plus tard, je découvris qu’elle utilisait aussi les feuilles et les pétales séchés de cette plante comme un euphorisant. Alors, une fois dans les nuages, elle dansait pour moi, elle dansait, elle dansait, elle dansait, une danse sensuelle, lascive, elle dansait, libérée de tout, aérienne, maman, et moi, je riais, riais, riais, enivré par son ivresse. Me voilà donc en train de rire alors qu’elle me dansait sa danse lascive dans un champ de blé dominé par des coquelicots, me voilà en train de goûter à la danse de maman.

Un bruit me ramena à la réalité. En fait, maman était arrivée, c’était le bruit de sa clé qui m’avait arraché à mes rêveries. Il était déjà trois heures du matin (elle était partie avec l’artiste depuis dix-huit heures). Je luttai contre mon envie d’aller l’accueillir dans le salon. Je percevais les bruits qu’elle y faisait. Je ne bougeai pas de mon lit, je l’attendais dans ma chambre, je l’attendais. Et déjà, moi qui avais eu l’idée de lui fracasser le crâne avec mon fer à repasser, je n’avais plus qu’un désir : la serrer fort dans mes bras et humer ses longs cheveux bruns.

Elle vint enfin dans ma chambre. Je me débarrassai de ma couette pour sortir du lit. Mais sa froideur me fit comprendre qu’elle n’était pas là pour jouer avec moi. Je me rassis sur le lit. Et moi qui avais cru qu’elle allait s’attarder dans ma chambre pour tenter d’atténuer ma souffrance qu’elle devinait facilement ? Mais non, elle me dit sèchement qu’elle n’avait qu’une envie : se laver et dormir. Elle ne s’excusa pas pour mon anniversaire sacrifié, elle ne me fit même pas l’aumône d’un bisou sur le front, elle ne gaspilla pas sa salive pour me dire « Bonne nuit », ni non plus pour un « Merci » en réponse à mon « Dors bien, maman ». Les larmes dans ma voix ne l’émurent nullement, je pense que cela l’avait plutôt agacée. Je me convainquis qu’elle était en train, à cet instant précis, de me trouver encombrant. Elle aurait, ne serait-ce que cette nuit, préféré que la mort m’eût emporté avant mes seize ans.

Au bout d’un moment, je perçus le bruit de l’eau dans la salle de bains séparée de ma chambre par un mur pas si épais. Je l’imaginais heureuse sous l’eau chaude, ne pensant à rien d’autre qu’aux instants qu’elle avait vécus avec son artiste. « Pourquoi me fais-tu ça à moi, maman, mais pourquoi ? » me disais-je dans mon lit. J’éclatai en sanglots dans ma solitude. Je ne sus comment j’avais réussi à m’endormir.

Quand je me réveillai le lendemain matin, maman était déjà partie. Il y avait sur l’accoudoir de l’un de nos fauteuils la robe orange qu’elle avait portée pour le vernissage. Cette robe était chargée dans mon esprit de tant d’images et d’émotions que je la ramassai pour la porter à mon nez. Toute l’odeur de sa nuit de bonheur me pénétra profondément. Je fondis en larmes. Quand je me ressaisis, je découvris contre le mur, là où il y avait toujours eu une photo de maman et de moi, un modèle assez réduit d’un des tableaux exposés par l’artiste dans son atelier, c’était la même peinture à l’huile montrant dans un champ de blé le corps nu de la jeune fille assassinée.

Mémorable anniversaire (Première partie)
Mémorable anniversaire (Deuxième partie)

© Sami Tchak
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« Feuilletons ou écrits inédits » met le focus chaque mois sur un écrivain togolais ou du continent africain. Il est initié par Marthe Fare, étudiante en Master de journalisme, ancienne présentatrice à la TV7 à Lomé et animatrice à Zéphyr FM. En ce mois de novembre découvrons « Mémorable anniversaire » de l’écrivain Sami Tchak, Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire et Prix Ahmadou Kourouma.

BIO EXPRESS

De son vrai nom Sadamba TCHA KOURA, Sami Tchak né en 1960 à Bohouda (Tchaoudjo) est titulaire d’une licence de philosophie obtenue à Lomé et d’un doctorat de sociologie obtenu à Paris.

Sami Tchak a obtenu : 2004 : Grand Prix littéraire d’Afrique noire (décerné à Paris par l’Association des Écrivains de Langue Française) 2005 : Prix William Sassine (décerné à Bruxelles) 2007 : Prix Kourouma (décerné au salon du livre de Genève). Ses romans Place des Fêtes et La fête des masques sont traduits en espagnol, en allemand et en italien.

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