Rodrigue Norman : « Quelqu’un qui va au théâtre n’ira jamais brûler des marchés pour quelque raison que ce soit … »

Revenu sur la scène théâtrale togolaise en 2015 à la faveur de son festival « Les Veilles Théâtrales de Baguida » et son « Shitz » spectacle qu’il a mis en scène et présenté au Goethe-Institut de Lomé en juillet, Rodrigue Yao Norman n’en finit pas de multiplier des initiatives qui feraient croire qu’il vit toute l’année au Togo. Pourtant c’est depuis la Belgique que le principal initiateur du Studio Théâtre d’Art de Lomé, nous détaille les nouvelles orientations de son école de théâtre, ses nouveaux défis et son rêve de politique culturelle pour le Togo.

Le Studio Théâtre d’Art de Lomé (STAL) a relancé depuis juillet 2015 ses activités d’enseignement du théâtre après cinq années d’inactivité. A quoi était due la fermeture de l’école et qu’est-ce qui a changé depuis ?

 

Rodrigue Norman
Rodrigue Norman

Rodrigue Norman : Le Studio Théâtre d’Art de Lomé est une école de théâtre que nous avons fondée en 2006 avec l’aide d’amis artistes tels que Béno Sanvee, Alfa Ramsès… Après 3 années qui ont permis de former quelques jeunes aux métiers de théâtre, nous avons dû mettre en veille l’école à cause d’un manque de moyens. Pendant trois ans, le Studio a pu compter sur l’aide de l’ex CCF qui avait accepté d’héberger gracieusement ses activités. Cependant le fonctionnement reposait surtout sur les épaules de ses fondateurs qui, eux-mêmes, étaient des praticiens du théâtre sollicités internationalement et qui n’hésitaient pas à mettre la main à la poche. Les étudiants payaient des frais de participation mais ces frais ne pouvaient à eux seuls couvrir les besoins de fonctionnement. A posteriori, on peut affirmer que la vraie raison de la mise en veille de l’école était l’épuisement de nos faibles ressources. C’est de tout temps prouvé, les plus généreux ne sont pas des riches. Mais il faut que cela change. Que les riches partagent enfin leur richesse avec les pauvres. Et c’est dans l’espoir de ce changement que nous avons rouvert l’école. Bien sûr, l’on ne peut bâtir un projet comme celui d’une école uniquement sur de l’espérance. Nous avons profité des cinq années d’inactivité pour reformer l’école en allégeant son fonctionnement, mobiliser quelques ressources et nouer de nouveaux partenariats institutionnels et privés. Mais malgré de telles mesures, nous sommes bien obligés d’intégrer dès maintenant une possible suspension de nos activités en 2018 si l’Etat ne nous vient pas en aide.

Votre école est assez atypique tant par sa configuration que par son fonctionnement. Vous n’avez pas vos propres locaux et les cours ne se déroulent pas selon les horaires d’une école traditionnelle. Cela peut désarçonner plus d’un… Pourquoi vous n’ouvrez pas une école comme ça existe dans d’autres pays ?

R.N. La critique relative à l’infrastructure est injustifiée puisque nos cours se déroulent dans un espace qui est le Centre Culturel Filbleu-Arema. Si l’on veut nous signifier que nous ne sommes pas propriétaires de l’infrastructure, la réponse est simple, nous n’avons pas les moyens ni de nous en construire ni d’en prendre une en bail emphytéotique. Notre école se limite à un espace identifié où des personnes reconnues compétentes dans un domaine spécifique qui est le théâtre transmettent leur savoir et savoir-faire à des apprenants. Cet enseignement prend la forme d’une demi-douzaine de stages intensifs repartis sur l’année. Pour ce qui est du non alignement du Studio sur les autres écoles cela relève d’un choix à la fois idéologique, politique et surtout éthique. En effet, les étudiants du Studio ne vont pas à l’école cinq jours sur sept, de septembre à juin. Nous avons la conviction enracinée que, vu la réalité socio-économique et culturelle chaotique du Togo, il serait irresponsable d’engager des jeunes dans une formation de plein exercice leur demandant de bloquer 3, voire 5 années de leur vie pour des études dont les débouchés sur le plan national sont quasi inexistants. A l’heure actuelle, nous estimons que c’est, soit l’Etat dont les moyens sont a priori plus importants que ceux d’un individu, soit un mécène forcément aux moyens illimités, soit encore les deux au travers d’un partenariat public-privé qui peut raisonnablement proposer une telle formule aux jeunes. En vérité la question n’est pas tant qui doit proposer la formation, mais de quels moyens disposent l’organisateur et toute la chaîne des arts du spectacle. Il s’agit surtout de s’assurer qu’il y ait au moins 2 ou 3 structures théâtrales qui emploient ne serait-ce que quelques acteurs et leur payer de quoi vivre dignement. Actuellement, ni l’Etat ni une structure privée ne le fait. Tant que les choses ne changent pas, nous ne demanderons pas aux jeunes de bloquer 3 années de leur vie ou plus à se former exclusivement au théâtre. Nous ne leur demanderons pas cela car nous ne le demanderons pas à nos propres enfants. En revanche, nous enverrons nos enfants à l’école de théâtre, là où on leur apprendra les exigences de l’art pour lequel ils se passionnent tout en les incitant à faire ou étudier d’autres choses. La plupart de nos stagiaires sont étudiants dans d’autres écoles ou travaillent déjà dans un autre secteur. Nous essayons juste de rester lucides pour apporter des réponses idoines et pragmatiques à nos problèmes car la situation togolaise est inédite dans toute l’Afrique. Une différence entre le Togo et le Bénin qui justifierait l’existence d’une école de théâtre comme l’EITB d’Alougbine Dine est que l’Etat béninois injecte annuellement dans le milieu artistique béninois 3 milliard de francs et cela depuis des années (l’Etat béninois annonce pour 2016 le relèvement de ce budget à 5 milliard) là où le Togo n’injecte pour le moment que 400 million. C’est une grosse différence !

Pourquoi alors une école de théâtre  au Togo?

R.N. Votre question renvoie à la question « pourquoi le théâtre ? » Le théâtre parce que l’homme a besoin de se regarder dans un miroir avant de sortir de sa maison pour aller au travail, au marché, et même à l’église… L’homme n’est pas que matière mais également esprit et l’esprit se nourrit de fable, d’histoire réelle ou fantasmée. Tous les chrétiens et même non-chrétiens le savent… A quoi sert le miroir, dames et messieurs ? Comment l’aimez-vous votre miroir? Grand, petit ou cassé ? L’inconvénient avec le miroir cassé est qu’il peut vous blesser, ou ne montrer de vous qu’une toute petite partie. L’école de théâtre vous évite d’avoir dans la main un miroir cassé, en d’autres termes l’école forme les fabricants de vos miroirs afin que ces miroirs vous renvoient votre juste image.

Vous parlez beaucoup du rôle que doit jouer l’Etat non seulement dans la promotion des artistes mais également dans leur formation. Certains trouvent que vous exigez trop de l’Etat et que l’époque où il est demandé à l’Etat d’organiser tout de la vie des citoyens est révolue.

R.N : Il est des domaines où la logique ultralibérale se révèle limitée car elle joue sur la rentabilité économique à l’échelle des individus. Dans des pays au marché étroit comme le Togo, le théâtre et les arts ont peu de chance d’être rentables pour les artistes pris individuellement. C’est à l’échelle nationale que cette rentabilité économique de l’art devient perceptible. Or si l’art ne nourrit pas l’artiste lui-même aujourd’hui dans notre pays, il nourrit de nombreux citoyens qui ne sont pas artistes, et cela l’Etat devrait le savoir puisque l’Office Togolais des Recettes est là pour centraliser les recettes nationales constituées sur base d’impôts et taxes payés par des individus et des entreprises. Les vendeurs de CD, DVD, les personnels des bars, des restaurants, des hôtels, les organisateurs d’événements et leurs employés, ceux des ministères de la culture, de l’éducation et même des affaires étrangères, une partie du personnel douanier et aéroportuaire, du service des visas, des centaines de chauffeurs de taxi… vivent au moins partiellement de l’art et versent une partie de leurs revenus à l’OTR. Pour juger de la rentabilité économique des arts dans nos pays, ce n’est pas dans la poche des artistes qu’il faut aller fouiller mais dans celle des travailleurs des autres secteurs. Et seul l’Etat grâce à l’OTR a un droit de regard sur la poche de tous les citoyens, du moins sur leurs comptes bancaires. Mais là n’est pas la question, l’Etat est surtout garant de la justice et de l’équité nationales. Une fois qu’il est avéré que les uns perçoivent leurs revenus en partie grâce au travail des autres, l’Etat a le devoir de reverser une partie de ces recettes nationales à ceux qui de par l’exercice de leur métier permettent ces recettes. Le privé n’a pas cette vue d’ensemble et donc il y a très peu de chance qu’il accepte investir dans l’art et encore moins dans la formation des artistes. Donc affirmer que ce n’est pas à l’Etat mais au privé de créer une école d’art dans un pays comme le Togo, parce que le temps des Etats-providences serait passé, c’est oublier les règles mêmes de la logique ultralibérale. Qui gagne à ce qu’il y ait de bons artistes de théâtre au Togo ? C’est l’Etat. Le privé gagnerait s’il était sûr que l’Etat l’exonérerait d’une partie de ses impôts. On donne souvent l’exemple des Etats-Unis pour appuyer la thèse selon laquelle il est préférable que le soutien à l’art soit porté par le privé mais on manque très souvent de citer les incitants fiscaux accordés aux entreprises qui soutiennent les arts ou même le rôle non négligeable joué par le National Endowment for the Arts (NEA) et qui n’est autre qu’un soutien décentralisé de l’Etat fédéral aux arts. Ceci dit, ce sont les bénéfices de l’art en termes de qualité de vie pour les citoyens et même en matière de diplomatie qui sont encore plus intéressants à analyser. Qui dit bien-être des citoyens, dit moins de problèmes de santé et de sécurité, plus de sûreté nationale et surtout plus de civisme. Quelqu’un qui va au théâtre n’ira jamais brûler des marchés pour quelque raison que ce soit. Qui dit diplomatie, dit gain en termes de rayonnement, de respectabilité et d’influence au plan international.

Que se passera-t-il si votre appel à la création d’un institut national des arts venait à être entendu par l’Etat?

R.N.: Nous sommes convaincus que si l’Etat ou un privé qui a plus de moyens que nous, se décidait à ouvrir un institut, il le ferait avec beaucoup plus de grâce et d’aisance. Nous lui apporterons naturellement notre soutien, et s’il le souhaite, l’expertise que nous avons acquise durant toutes ces années et même notre carnet d’adresses. Le Studio n’aurait plus sa raison d’être et c’est avec bonheur, qu’il ira dépenser ses énergies à autre chose et ceci pour le bien de notre théâtre. Nous n’aurons de cesse de le rappeler, le Studio est né sur le constat d’un vide. Et il est bien connu que la nature a horreur du vide… Nous nous sommes jeté corps et âme dans la bataille de la formation artistique de nos concitoyens avec la seule arme dont nous disposions et qui est notre savoir et notre savoir-faire. Il est bon et souhaitable que l’Etat en prenne un jour le relais.

Propos recueillis par Dieudonné Korolakina

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