Problèmes de la musique au Togo et approches de solution

Par Victor Tiem, sociologue, diplômé du CRAC Lomé et journaliste

 

Victor Tiem
Victor Tiem

Le secteur de la musique est un secteur prometteur où les talents artistiques ne cessent d’éclore et de s’exprimer. On assiste actuellement au Togo, à un vivier florissant d’artistes, de talents artistiques et techniques en matière de création d’œuvres musicales.

 Malheureusement plusieurs facteurs minent ce secteur qui continue d’être marqué au Togo par maintes difficultés. En effet, le secteur de la musique se caractérise au Togo par un marché déséquilibré et sous structuré avec la faiblesse du pouvoir d’achat des consommateurs à laquelle vient s’ajouter la presque inexistence du circuit de distribution. On peut y noter également l’insuffisance de producteurs qualifiés, le manque de capacité logistique pour assurer les activités du marketing, de distribution et de vente, etc.

Au Togo, le coût d’enregistrement d’un album s’élève généralement à 50 000 FCFA (environ 76 euros) par chanson. Quant aux frais de tournage de clip vidéo de qualité acceptable, il se fixe dans la plupart des cas à 150 000 F CFA (environ 229 euros) sans le coût de la main d’œuvre. Pour un artiste qui veut réaliser un album de cinq (5) morceaux par exemple, il lui faut au moins un budget revu à la baisse de 600 000 FCFA (915 euros) pour produire la bande maîtresse, budget incorporé d’une marge de 50 000 FCFA pour le coût de la main d’œuvre et au moins une somme de 150 000 francs CFA pour couvrir les frais d’arrangement de cachets de personnes ayant fait le chœur et des musiciens. Ce budget isolé des postes de dépenses relatives à la duplication, au mastering et toutes les autres charges de promotion, de diffusion et de distribution de l’album, est difficilement mobilisable par la majorité des artistes togolais.

Comme conséquence, les œuvres de la production nationale (celle des artistes locaux) sont très peu compétitives. Pour amortir les charges de la production, le prix de vente des cassettes varie entre 1 000 (1,5 €) et 1 500 FCFA (2,28€) (et celui des CD audio se situe entre 2 500 et 3 500 FCFA pour les moins chers et de 5 000 à 10 000 francs CFA pour les plus coûteux.

Concernant les œuvres produites, de l’extérieur par les artistes étrangers dont le coût de production est relativement moins coûteux, le prix de vente est à 700 francs CFA pour les cassettes et entre 1 500 et 2 000 francs CFA pour les CD audio.

Dans un tel contexte, les œuvres locales produites par les artistes de la place ne peuvent que s’écouler à peine, car très peu sollicitées par le public consommateur qui préfère naturellement dépenser peu, pour s’approprier d’un produit de qualité satisfaisante.

Logiquement il se dégage de cette analyse que suite à la non compétitivité des œuvres des artistes togolais sur le marché du disque, la garantie de rentabilité s’en trouve également sérieusement affectée.

C’est dans une telle situation déjà défavorable à l’émergence d’une tendance musicale typiquement togolaise que la piraterie, véritable fléau contre le secteur, vient sérieusement réduire le peu qui reste comme intérêts aux artistes ; elle vient enfoncer le clou en replongeant la filière dans sa léthargie. Statistiquement, elle occupe environ 90% du marché au Togo.

Face à ces pesanteurs qui pèsent lourdement sur le secteur de la musique et constituent des obstacles contre la compétitivité des œuvres musicales nationales du marché du disque, les bailleurs de fonds ne sont guère encouragés à injecter des capitaux dans cette filière, conscients du fait que les activités liées à la production phonographique sont loin d’être rentables si aucune politique de structuration et de régulation n’est mise sur pied.

L’accès aux sources de financement locaux se trouve plus difficile. Mais la situation est -elle pour autant totalement compromise ? Les opportunités de diffusion étant encore accessibles au grand public, ces difficultés ne doivent pas occulter l’énorme potentialité culturelle et artistique du patrimoine musicale du Togo, qui reste très peu exploitée.

 Notre Culture qui doit être préservée et sauvegardée à tout prix en dépend.

S’il est à saluer la descente du BUTODRA ces derniers temps au grand marché de Lomé avec la saisie de plus de 700 000 DVD de films piratés, les effets d’une telle action sont loin d’être rassurants au vu de la cible dont les intérêts sont pris en compte. Tout le monde sait que le Togo ne produit pas des œuvres cinématographiques et audiovisuelles exportables sur le marché de films. Ces produits piratés sont des copies des œuvres dont les originaux ne sont produits que par d’autres pays et donc appartenant à des artistes non togolais. Nous ne sommes pas contre le fait que les intérêts des artistes étrangers soient défendus au Togo étant donné que ceux de nos compatriotes doivent l’être de l’extérieur. Mais la question qui préoccupe plus d’un est de savoir ce qu’il en est de la défense des artistes togolais dont la situation de précarité est sans cesse accentuée par les difficultés déjà énumérées.

 Causes des problèmes identifiés

Vanessa Worou Photo: Gaëtan Noussouglo
Vanessa Worou Photo: Gaëtan Noussouglo

 Les causes de ces problèmes sont entre autres, l’inadéquation du cadre juridique et de la politique de réglementation du secteur musical avec l’environnement socio-culturel et économique du Togo, l’inexistence de véritables et performantes unités de production phonographique, la faiblesse du lien professionnel entre acteurs du secteur (artistes, professionnels artistiques et techniques, promoteurs), l’accentuation des effets de la piraterie sur le marché de la musique au Togo, la difficulté d’accès aux sources de financement, le peu de qualité technique des œuvres musicales produites au Togo, le déficit de formations régulières et périodiques à l’endroit des artistes et professionnels du secteur, etc.

L’inadéquation du cadre juridique et de la politique de réglementation du secteur musical avec l’environnement socio-culturel et économique

Nul n’ignore que depuis 1975 où notre pays a connu l’élaboration d’une politique culturelle conçue en cette époque par une seule personne et sans participation d’un quelconque acteur culturel, le Togo ne s’est plus doté d’un nouveau document de politique culturelle prenant réellement en compte le contexte politique, économique et socio-culturel actuel du Togo.

Le divorce entre ce point de vue et le contexte actuel se trouve tellement prononcé que l’inadaptation de cette politique culturelle à l’environnement actuel la rend caduque par rapport à sa teneur juridique et ses approches stratégiques à résoudre efficacement les problèmes qui minent le secteur musical, un secteur soumis à une constante mutation technologique et scientifique.

Rappelons que depuis 2007, la Charte Finale d’une nouvelle politique culturelle a été élaborée et attend d’être adoptée et validée par les autorités compétentes. Nous osons croire que les préoccupations actuelles concernant ce secteur de la musique, comme tout autre secteur culturel, ont été réellement prises en compte dans cette charte finale lors de son élaboration. Ce qui permettra d’accorder des dispositions et mesures juridiques idoines pour structurer et régulariser le secteur d’une part, et asseoir les bases d’une véritable politique stratégique d’autre part en vue d’amorcer un développement durable de la culture en général et de la musique en particulier.

 L’inexistence de véritables et performantes industries de la musique au Togo

On ne distingue au Togo que de petites structures- la majorité d’entre elles s’aventurent souvent dans une forme de production informelle- d’enregistrement, de duplication, de montage, de distribution, de vente des cassettes, de CD, de DVD. Ces unités sous-équipées évoluent de manière inorganisée et sans structuration de leurs activités. Ni compétitives, ni bien adaptées à la technologie moderne, elles restent privées d’une véritable stratégie industrielle, d’outils modernes de qualité et de capacités de gestion financière rigoureuse.

De ce fait, elles ne sont pas en mesure d’assurer de manière compétitive tous les maillons de la chaîne et d’offrir une production à la taille de la demande au plan international.

 La faiblesse du lien professionnel entre les principaux acteurs (artistes, techniciens, promoteurs) du secteur

 Le peu d’organisation des artistes musiciens en corporations professionnelles et en réseaux dynamiques, constitue l’une des difficultés pour la mise en place d’un cadre propice destiné à donner un coup de pouce à ce secteur qui continue de rester confiné à l’échelle nationale. Certes, il existe quelques associations d’artistes musiciens mais le manque de synergie dans l’action commune des acteurs fragilise davantage le secteur. Privé de cet atout, le secteur de la musique se trouve sans cesse limité dans la lutte pour la défense des intérêts professionnels des artistes musiciens.

 Le déficit de formations régulières et périodiques à l’endroit des artistes et professionnels du secteur de la musique

Face au progrès scientifique et technique et aux mutations technologiques opérées constamment dans tout domaine, y compris celui de la production phonographique, il est plus que jamais question de l’impérieuse nécessité de formation de base et de recyclage permanent à l’endroit des artistes musiciens et techniciens professionnels de la production musicale. Or, il n’existe pas encore au Togo un véritable Conservatoire digne de ce nom. Les quelques écoles de formation, fruit d’initiatives privées, manquent d’appui financier, matériel ou équipements pour se mettre à niveau en vue d’offrir une formation de qualité professionnelle.

 

Quelles solutions pérennes et adéquates aux problèmes identifiés ?

Dans une économie mondialisée, le Togo a peu de ressources naturelles à apporter si ce n’est que sa propre culture et principalement sa musique qui, en référence à une de ma réflexion faite dans un article intitulé : « Enjeux des Industries Culturelles face au défi de la relance de l’économie nationale« , paru dans le n° 001 du journal Chronique de la Semaine, est porteuse d’inestimables potentialités, mais jusqu’ici très peu mise à profit.

Fort de ce constat, il nous est apparu comme une évidence, que ce serait un choix pertinent de la part des autorités et des décideurs du Togo de favoriser l’émergence de la musique et d’apporter à celle-ci un soutien effectif à travers des approches de solution appropriées. Cela requiert l’engagement d’autres acteurs : secteur privé et professionnels concernés.

 Au niveau de l’Etat

Il revient principalement à l’Etat togolais de déterminer et d’appliquer une politique visant à favoriser la mise en place et le développement des Industries de la Musique au Togo. Un tel engagement rentre dans les prérogatives de l’Etat dans la mesure où son rôle consiste à créer les conditions favorables à la prise en compte par les populations elles-mêmes de leur propre culture.

En termes d’action, l’Etat togolais doit : adopter une charte ou politique culturelle qui définit des stratégies de développement culturel ; prendre en compte dans une nouvelle politique culturelle, la promotion du marché de la musique, à travers la mise en œuvre et le développement des industries de la production phonographique ; fixer un taux de TVA réduit pour les produits de la filière musicale ; réduire les impôts pour les entreprises de la filière musicale en adaptant des mécanismes fiscaux ; réglementer la filière du son par des dispositions juridiques et légales tout en se donnant les moyens de les appliquer de manière stricte ; renforcer les dispositions et mesures de lutte contre la piraterie musicale ; accroître les investissements publics dans le secteur ; faciliter l’accès des industries musicales aux outils de financement ; rendre plus flexibles les mécanismes de prêts bancaires en soutien aux projets de production de biens musicaux à travers une meilleure opérationnalité du Fonds de Garanties des Industries Culturelles (FGIC), initié par l’O.I.F ; renforcer la politique de formation ; recommander des études sur la filière phonographique nationale afin de quantifier les acteurs et qualifier les problématiques que rencontre le secteur.

Pour des raisons d’efficacité, il serait judicieux que l’Etat se dote d’une structure ou d’un organisme spécialisé, mandaté pour mener des activités relatives à la réalisation de certains de ces objectifs. En cela, il est fort souhaitable qu’il soit créé une Agence Nationale de Promotion des Industries de la Production Phonographique, comme cela s’est fait dans certains pays de la sous région, notamment au Sénégal où cela a connu beaucoup de succès.

 Au niveau du secteur privé

PRO'ART MUSIQUELe rôle joué par des entreprises, structures économiques et sociétés privées dans la politique de promotion de la musique reste tellement important que leur engagement dans toute initiative de relance du secteur, est véritablement souhaité.

En matière de promotion des albums mis sur le marché du disque, l’effort et la contribution des médias pour le succès des artistes sont palpables et indéniables. A ce niveau, il est fortement recommandé que les professionnels et animateurs de la communication bénéficient régulièrement d’une formation calquée sur l’organisation des émissions de promotion musicale et des artistes musiciens du Togo.

Des mesures de quotas doivent être mises en place par l’Etat pour réguler le flux de passage des albums locaux et étrangers sur les antennes. Cela peut renforcer l’identité de la musique togolaise au plan international.

Il serait par ailleurs opportun de recommander au secteur privé de participer de manière significative à la mobilisation flexible des fonds d’investissement dans la production phonographique nationale. D’autres formes d’aide de financement par le secteur privé telles que le mécénat, le sponsoring et le système de partenariat doivent être constamment opérationnelles.

 Au niveau des acteurs directs et professionnels du secteur

Aucune politique de développement ne peut réellement réussir dans un secteur sans l’implication effective des acteurs eux-mêmes évoluant dans ce secteur. En cela, il est recommandé de mettre l’accent sur la nécessité d’accorder, dans toute initiative de développement du secteur musical au Togo, une importance sur la sensibilisation et l’éveil de conscience professionnelle dont doivent faire preuve les artistes, les professionnels, les techniciens du secteur de la musique au Togo. Le peu de corporations qui existent dans ce secteur doit collaborer dans une synergie, pour optimiser leur marge de manœuvre dans la défense de leurs intérêts et pour l’amélioration de leur situation de précarité.

Ainsi, les professionnels de la musique deviendront des interlocuteurs crédibles devant le pouvoir public et s’engageront de manière formelle dans des discussions fructueuses avec tout partenaire en développement.

C’est une option fort louable qui contribuera énormément dans la lutte contre la piraterie à partir d’une instauration d’un climat de sérénité et de confiance entre les différentes corporations du secteur et les organismes impliqués dans la gestion collective de leur droit, comme le BUTODRA au Togo.

Quant aux unités de production des albums de la place, il leur faut un remodelage complet de leur structure interne qui, pour se mettre désormais au pas des autres structures performantes, doivent se détourner de l’amateurisme, de la gestion informelle et non rigoureuse de leurs ressources financières, se départir du tâtonnement dans leur mode de fonctionnement mené sans aucune forme de dynamique managériale et entrepreneuriale. Il leur faut la mise à niveau à travers l’impulsion du développement de formes d’entrepreneuriats et de managements les plus adaptées aux modes de fonctionnement locaux et capables d’offrir de nouvelles perspectives professionnelles aux musiciens, artistes et tout acteur du secteur.

Ainsi, notre musique pourra se développer et rayonner non seulement au plan national mais aussi s’imposer au plan international.

Certes, nous ne prétendons pas avoir circonscrit la totalité du contour du secteur. En termes de résolution de problèmes, il y a d’autres approches de solution et d’autres pans de la question que nous ne pouvions explorer dans cette seule réflexion.

Ceci n’est qu’une esquisse analytique sur le secteur ; à partir de cette approche synthétique, nous croyons ouvrir des pistes de discussion et de réflexion plus mûries qu’il faut approfondir pour une mise en place de politiques de développement pérennes dans ce secteur qui est l’une des composantes incontournables dans le processus du maintien et de l’essor de notre diversité culturelle.

 Vicarmelo TIEM

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