Mémorable anniversaire de SAMI TCHAK (Dernière partie)

Ce n’était pas seulement à mes yeux que ce tableau s’adressait, mais aussi et surtout à mon cœur. Sa beauté se transformait pour moi en un supplice insupportable. En l’accrochant à cet endroit précis, à la place de notre photo à nous deux, maman savait très bien ce qu’elle faisait. J’avais beau me répéter : « Mais, maman n’a rien fait de mal », je ne pus empêcher que s’insinue dans mon cœur le désir de la liquider, car, ce qui m’était devenu insupportable, c’était le fait qu’elle soit restée non seulement vivante après cette nuit, mais, aussi, qu’elle ait semblé trouver, dans ce pied de nez à ce qu’elle avait laissé entendre jusqu’alors comme étant ses principes, le secret de son bonheur.

En effet, après être partie cette nuit-là avec l’artiste sous les yeux de tout le monde, un peu comme si elle avait accouché en public, elle ne se soucia plus de rien ni de personne, sauf d’elle-même. Elle s’était peut-être longtemps mise à l’attache derrière des vannes imaginaires, mais l’artiste l’avait libérée et la voilà qui se révélait enfin à elle-même : une femme obsédée par le phallus. Maintenant, elle allait partout où l’entraînaient ses irrépressibles désirs de sexe. Maman à Paris pour y retrouver son artiste. Maman à New York pour les mêmes raisons. Pékin, Madrid, Lisbonne, Bruxelles, Prague, Montréal, Durban, Bombay, Mexico, Buenos Aires, Bamako, Caracas, Bogotá, La Havane… Enfin, sa vie se déroulait maintenant à l’ombre de son artiste. Moi je n’existais plus. Je compris que rien ne pouvait la ramener à moi, rien, pas même la mort.

Sokey EdorhMais, une nuit, alors qu’elle était revenue de ses folies avec son amant, je laissai exploser ma propre folie et lui dit : « Ma langue te veut, maman ». Elle me repoussa doucement des deux mains. « Rodrigue, Rodrigue, pas aujourd’hui ». Je la serrai fort contre moi. « Je t’en prie, Rodrigue, n’insiste pas ». Elle ôta sa robe orange. « Je t’offre cette robe. Contente-toi de dormir avec mon odeur dont elle est imprégnée, une part de la nuit que je suis en train de te refuser. C’est ma façon de me faire pardonner, Rodrigue ». Je pris la robe orange des mains de Paule pour la jeter aussitôt dans le canapé. « Ce week-end, je serai absente, me dit-elle. Nous partirons d’abord à Paris, Fabrizio et moi, puis à Prague ». Elle n’avait même plus conscience de ma souffrance. Elle ne mesura donc pas le sens de mon silence.

Au bout d’un moment, je lui fis face. « Que veux-tu, Rodrigue ? » Je regardais son cou gracile et ses cheveux bruns. Un désir de violence m’habita. Je me représentai une femme à la tête broyée et m’imaginai sous les flots de son sang, en train de prendre un bain de son sang. C’est alors que je levai les yeux vers le tableau accroché juste à l’endroit où avait trôné pendant des années notre photo, de maman et de moi. Je fis trois pas vers le tableau sans le quitter des yeux. J’étais de plus en plus pénétré par la douceur apaisante de ce jeune corps avec sa sensuelle beauté au point de ne pas réagir quand maman m’avait dit : « Maintenant que tu es conquis par plus jeune que moi, je ne suis plus rien, on dirait ». Je regardais la jeune fille morte. « Tu me trouves trop vieille, n’est-ce pas ? » Je l’entendais sans l’écouter. «  Rodrigue, tu peux m’écouter au moins, je te parle ». Je regardais, absorbé, la jeune fille morte du tableau. « Qu’elle est belle ! » fis-je en levant les bras vers le tableau. «  C’est toi que j’attendais », dis-je encore en fondant en larmes. J’eus juste le temps de voir s’envoler une longue chevelure brune. Je mis quelques secondes avant de réaliser que maman venait de se défénestrer. «  Mon Dieu ! » m’écriai-je. Je me précipitai à la fenêtre et vis, de là, maman inerte sur le trottoir. Sous la lune, je pouvais mesurer combien elle était encore plus belle, Paule affranchie à la fois du poids des longs désirs et du pouvoir du temps.

Et, sous l’emprise de cette beauté inerte sur le trottoir, je fus parcouru, des pieds jusqu’au cerveau, par un frisson, puis par une chaleur qui me conduisit à l’extase. J’eus alors une idée précise du bonheur.
FIN
Mémorable anniversaire (première partie)
Mémorable anniversaire (deuxième partie)
Mémorable anniversaire (Troisième partie)

© Sami Tchak
L’utilisation de ce texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur

« Feuilletons ou écrits inédits » met le focus chaque mois sur un écrivain togolais ou du continent africain. Il est initié par Marthe Fare, étudiante en Master de journalisme, ancienne présentatrice à la TV7 à Lomé et animatrice à Zéphyr FM. En ce mois de novembre découvrons « Mémorable anniversaire » de l’écrivain Sami Tchak, Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire et Prix Ahmadou Kourouma.

BIO EXPRESS
De son vrai nom Sadamba TCHA KOURA, Sami Tchak né en 1960 à Bohouda (Tchaoudjo) est titulaire d’une licence de philosophie obtenue à Lomé et d’un doctorat de sociologie obtenu à Paris.

Sami Tchak a obtenu : 2004 : Grand Prix littéraire d’Afrique noire (décerné à Paris par l’Association des Écrivains de Langue Française) 2005 : Prix William Sassine (décerné à Bruxelles) 2007 : Prix Kourouma (décerné au salon du livre de Genève). Ses romans Place des Fêtes et La fête des masques sont traduits en espagnol, en allemand et en italien.

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