L’esthétique du verbe dans Amegbetoa ou les aventures d’Agbezuge de Sam Obianim

 par Dr. Assion AYIKOUÉ

     Département d’Allemand, Université de Lomé

Chef d’œuvre de la littérature éwé, le roman Amegbetכa alo Agbezuge ƒe ŋutinya de l’écrivain ghanéen Sam Obianim dévoile le récit d’un protagoniste dénommé Agbezuge. Ce personnage principal ayant perdu les traces de sa famille, fait l’expérience pénible de la misère et de la souffrance. Il devient successivement esclave auprès de trois frères brigands, d’un maître esclave et d’un richissime. Etant un esclave privilégié, Agbezuge finit par hériter des restes de la fortune du richissime Hoto Desu. Ce bonheur ne dure pas longtemps car Agbezuge sera accusé injustement de meurtre et expulsé de son village comme un vulgaire criminel. Amegbetכa alo Agbezuge ƒe ŋutinya est un roman éwé qui n’est pas du tout en marge de cette littérature écrite inspirée de l’oralité africaine. Cette œuvre demeure profondément imprégnée de la tradition africaine que trahit l’usage harmonieuse du verbe dans la texture du récit. Cette conception s’explique d’abord par le fait que la littérature éwé est avant et après tout orale et que le roman de Sam Obianim oscille entre deux pôles et se retrouve indiscutablement entre deux mondes littéraires africains: l’oral et l’écrit, la parole et l’écriture.

 

Introduction

L’arrivée des missionnaires allemands à Cape Coast au Ghana, dans le courant de l’année 1847, facilite la naissance d’une génération d’écrivains de langue nationale qui pose les jalons de la littérature éwé. Sam Obianim fait partie de ces personnes formées par les missionnaires et produit en 1946 un roman éwé qui témoigne de l’influence de l’oralité sur la littérature écrite. Quel est le contenu substantiel de cette œuvre et quels sont ces éléments de l’oralité qui imprègne son texte?

  1. Résumé de l’œuvre

amegbetoaLe roman Amegbetoa ou  les aventures d’Agbezuge, s’ouvre sur  la présentation de l’opulence insolente de Hoto Desu. C’est un riche marchand qui fait fortune dans le commerce de tabac, de vin, de pagne, entre autres, qu’il importe de diverses régions. Parmi ses esclaves, auxquels il construit tout un domaine, le riche Hoto Desu vit comme un roi et aide volontiers les démunis. Agbezuge, le personnage principal du roman, figurant parmi les esclaves, fait son entrée en scène lors des noces de son maître Hoto Desu célébrées en grande pompe. C’est une entrée scandaleuse du moment où l’esclave Agbezuge se met à pleurer à chaudes larmes, et ceci sans raison, devant l’air hébété des invités. Pour justifier son acte, Agbezuge est obligé de raconter à son maître Hoto Desu et à sa maîtresse Domelevo toutes les péripéties de sa misérable vie : Pendant la guerre des Ashanti, Agbezuge a été abandonné par ses parents. Il a vécu ainsi à la merci de toutes formes de malheurs. Il sera successivement kidnappé par une vielle femme et par un trio sanguinaire qui vit de brigandages en pleine forêt vierge. L’un de ces trois frères finit par vendre Agbezuge comme esclave. Le nouveau maître, pour parvenir à dédommager la famille de sa propre femme qu’il a fusillée, revend Agbezuge à Hoto Desu. Sept ans après son mariage avec Domelevo, le riche Hoto Desu décide d’effectuer un long voyage afin de découvrir le reste du monde. En vue de voyager sans inquiétude, il charge  Agbezuge son esclave de confiance de veiller sur ses biens en son absence. Profitant de ce départ, Domelevo cherche à prendre Agbezuge comme amant. Ayant essuyé un refus catégorique de la part de celui-ci, Domelevo frustrée promet de se venger en le calomniant. Agbezuge et son ami Agobaya ne lui donneront pas cette occasion car Domelovo sera étranglée et enterrée la même nuit. Au retour de Hoto Desu, Domelevo sera recherchée en vain et c’est le début de la déchéance physique et financière du riche Hoto Desu. Agbezuge hérite des restes de la richesse à la mort de son maître Hoto Desu. Ce qui suscitera l’envie et la jalousie de la part de son ami Hotsonyame. Ce dernier assassine son propre fils pour arriver à accabler Agbezuge. Accusé de meurtre à tort, c’est-à-dire calomnié, Agbezuge sera chassé et exclu du village après avoir été dépouillé de tout. Cherchant un refuge dans le seul objectif d’échapper à la persécution et aux calomnies des gens de son village, Agbezuge finit sans le savoir par trouver l’hospitalité auprès de ses propres parents biologiques : Papa Ge et Sefenya. A la mort de ces derniers, Agbezuge prend le devant des choses et dirige le reste de sa famille dans une parfaite symbiose. Ce bref résumé permet d’aborder dans les lignes qui suivent quelques éléments de l’oralité qui composent la texture du récit de Sam Obianim.

  1. Quelques éléments de l’oralité

A travers la lecture du roman Amegbetoa certains éléments de l’oralité colorent le texte et donne à ce dernier cette harmonie fascinante qui existe entre l’oral et l’écrit. Parmi ces éléments nous pouvons citer entre autres, la répétition, les locutions de l’oralité, l’utilisation des images, des allégories et des paraboles. Le texte d’Amegbetoa prend pratiquement l’allure d’un conte et le début du roman en donne l’illustration avec l’utilisation de la formule classique : « Il y a environ quatre-vingts ans vivait dans un village du pays éwé, un homme aux richesses immenses » (p.17, c’est nous qui soulignons). Le récit d’Amegbetoa se rapproche beaucoup du conte du moment où Agbezuge vit une mésaventure similaire à celle d’un personnage de conte :

Un exemple classique parmi d’autres, que l’on trouve quasi variable dans toutes les communautés africaines est le conte de l’orpheline. Celle-ci est maltraitée et expulsée de la demeure familiale, avec l’indifférence ou l’effacement de l’autorité paternelle. Au terme de longues pérégrinations faites d’épreuves et de péripéties dramatiques, elle triomphera, grâce à son innocence et à sa bonté, de son adversaire, qui ne s’avouera vaincue que lorsque sa propre fille trouvera la mort en voulant s’identifier à l’orpheline au cœur pur.[1]

Ce schéma caricatural du conte africain que nous présente ici l’écrivain Yves-Emmanuel Dogbe se retrouve illustré dans cet autre exemple que nous empruntons à la littérature orale malienne :

Dans nos contes, on rencontre un peu partout le thème de l’orphelin. La morale qui s’en dégage est presque la même partout : chez le malinke, le peulh, le senoufo, ou le khassonke, il est recommandé de ne jamais maltraiter l’enfant d’autrui. Le cas contraire attire sur le fautif, sur ses enfants, la colère de la nature qui ne manquera pas de faire justice.[2]

A l’image de cet orphelin des contes, le personnage principal du roman Amegbetoa connaît d’une façon réitérée des malheurs dignes d’un martyre. Cette prédominance répétitive du mal est caractéristique de la répétition dans le conte. Nous pouvons noter parmi les malheurs d’Agbezuge sa séparation d’avec ses parents, sa vie d’esclave, la calomnie de Domelevo, de Segblo et d’Ametefe, la trahison de Hotsonyame, la perte de sa petite famille et de ses biens de même que l’image de sa personnalité traînée dans la boue. La répétition suppose une forme de construction dans laquelle un évènement est susceptible de se produire ou se reproduire, c’est-à-dire se répéter. C’est ainsi qu’un récit, quelle que soit sa nature, peut raconter en une seule fois ce qui s’est passé n fois.[3] L’analyse des éléments de l’oralité présents dans le roman Amegbetoa, révèle leurs fonctions narratives. L’évocation de certaines formules, relatives au conte, permet une certaine fluidité du texte : « Il y a environ quatre-vingts ans… » (p.17) ; « Un jour… » (p.33) ; « A cette époque… » (p.70) ; « Il y avait environ vingt ans… » (p.136). Ces formules de type elliptiques aident le lecteur à se situer et à situer l’histoire dans le temps même si cette situation reste imprécise. Les formes d’ellipses explicites[4] de type « Sept ans après » (p.51), « Des années s’écoulèrent » (p.63), « Deux semaines après» (p.81), « Au bout de quatre mois» (p.113) indiquent de façon déterminée ou non le laps de temps écoulé. C’est des formules qui apparaissent souvent à la reprise du récit. Elles permettent de connaître la durée de l’histoire et constituent, par la même occasion, une forme de pause dans la narration qu’on peut qualifier de pause séquentielle. Il y a d’autres formes de pause dans la narration auxquelles le narrateur fait recours : les pauses descriptives par exemple. Celles-ci se rapportent à des moments particuliers de l’histoire et ne peuvent en aucun cas alourdir la narration mais servent plutôt à agrémenter le récit.[5] Certaines descriptions favorisent auprès du lecteur, selon le cas, des sentiments de frayeur ou de compassion. Et c’est une stratégie du narrateur pour rendre vivant le texte. Le roman de Sam Obianim fait ressortir la valeur, le poids et la force de la parole dans la tradition africaine car la langue « gbé » véhicule l’essence des choses et des êtres.[6] Les proverbes en Afrique font souvent parties des éléments qui constituent le verbe. Elles agrémentent la parole et servent surtout à communiquer. Le roman de Sam Obianim pris dans son intégralité regorge de proverbes. Les proverbes incarnent très souvent en éwé le support même de l’oralité car ils représentent cette image de sagesse, de connaissance, de poésie et de beauté que revêt la parole ou le verbe en Afrique. Simon Agbeko Amegbleame souligne ici l’utilisation harmonieuse, esthétique et édifiante de ces proverbes dans Amegbetoa ou les aventures d’Agbezuge: « Le texte Agbezuge ƒe ŋutinya est, de bout en bout, émaillé de formules proverbiales qui dérouteront parfois le lecteur étranger car elles rompent l’unité du récit, mais où le lecteur africain se délecte, car il s’y retrouve tout entier. »[7] Il ajoute que « le lecteur, en même temps qu’il est édifié dans sa conscience, se trouve plongé dans l’univers traditionnel où les personnages parlent le langage de leur milieu, un langage où l’image est la meilleure forme d’expression de la pensée. »[8] Le proverbe est souvent reconnu comme la manifestation privilégiée de la vision du monde[9] et l’on s’accorde à reconnaître au proverbe l’aptitude à exprimer des vérités suffisamment fondées pour être considérées comme des parts de sagesse. Les proverbes vivifient les textes et font transparaître à ces derniers une certaine forme de flexibilité. L’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma partage le même avis lorsqu’il fait dire au griot musicien Bingo de la confrérie des chasseurs, dans son roman En attendant le vote des bêtes sauvages, que « le proverbe est le cheval de la parole ; quand la parole se perd, c’est grâce au proverbe qu’on la retrouve ».[10] Ce qui signifie que le proverbe permet à la langue de retrouver sa voie ; il est en quelque sorte un guide, un éclaireur. Les proverbes forment dans le roman Amegbetoa un ensemble de tableaux imbriqué dans le texte et ces différents tableaux sont présents à chaque étape de la narration et ce tout le long du récit. La société africaine a toujours été caractérisée par cette valeur ancestrale que constitue la parole ou le verbe étant donné qu’«en Afrique, le premier qui parle tombe dans la gueule de la prophétie».[11] Sony Labou Tansi souligne ici que nos paroles ont le pouvoir de faire effet, de prendre forme, de se concrétiser car il suffit de formuler un vœu verbalement pour le voir se réaliser. L’oralité se retrouve gravée en quelque sorte dans la culture africaine car, comme l’écrit Honorat Aguessy, la dominante orale est caractéristique de cette civilisation africaine.[12] Ce phénomène semble s’expliquer par l’apparition tardive d’une littérature écrite selon l’affirmation de l’universitaire camerounais Eno Belinga : « En Afrique Noire, la littérature écrite apparut vers 1900. Cette date souligne l’antériorité et la primauté de la littérature orale dans l’univers culturel négro-africain. »[13] L’islamologue Seyni Moumouni pense que la tradition manuscrite existait déjà en Afrique bien avant la période coloniale : « La tradition manuscrite en Afrique de l’Ouest est intimement liée à l’expansion de l’islam et du commerce transsaharien. Les premiers contacts remontent vers le VIIe siècle, avec les caravanes transsahariennes qui reliaient la savane au Maghreb ».[14] Cette tradition manuscrite, dont fait cas Seyni Moumouni, emprunte une langue écrite appelée « Ajami » (étranger ou non arabe), produite à partir de l’alphabet arabe : « La présence islamique en Afrique s’appuie sur l’enseignement de l’écriture sacrée. Elle eut pour conséquence l’invention d’autres formes de communication, telle que l’écriture dite « ajami« , l’écriture des langues jusqu’alors orales. »[15]

Conclusion

Amegbetoa ou les aventures d’Agbezuge de l’écrivain ghanéen Sam Obianim n’est pas du tout en marge de cette littérature écrite inspirée de l’oralité. Cette conception s’explique d’abord par le fait que la littérature éwé est avant et après tout orale et que le roman de Sam Obianim se trouve indiscutablement entre deux mondes littéraires africains, entre l’oral et l’écrit, entre la parole et l’écriture.

 

[1] Yves-Emmanuel Dogbe: « « Misegli »ou l’esthétique d’une création littéraire », in : La tradition orale source de la littérature contemporaine en Afrique. Colloque International organisé par l’ICA et le PEN International avec le concours du PNUD et de l’UNESCO, à Dakar (Sénégal) du 24 au 29 janvier 1983, Dakar : Les Nouvelles Editions Africaines, 1984, p.99-109, ici pp.100-101.

[2] Moussa Diaby: « Les contes », in : Notre Librairie. Littérature malienne. Au carrefour de l’oral et de l’écrit, N°75-76, juillet-octobre 1984, p.55-57, ici p.56.

[3] Cf. Gérard Genette : Figures III, Paris : Editions du Seuil, 1972, p.147.

[4]Cf. Gérard Genette: Die Erzählung, 2. Auflage, München: Wilhelm Fink Verlag, 1998, p.76.

[5] Cf. Idem, p.71.

[6] Cf. Joseph Adande : « Tendances artistiques des populations de langue « gbé » » in : Essoham Assima-Kpatcha, Hugues Mouckaga & Koffi Nutefé Tsigbe : Au cœur d’une relecture des sources orales en Afrique. Etudes sur l’histoire africaine en hommage au Professeur Théodore Nicoué Lodjou Gayibor, Collection « Patrimoines » N°17, Lomé/Paris : Presses de l’UL & Karthala, 2015, p.223-257, ici p.231.

[7]Simon Agbeko Amegbleame et al.: « Introduction », in : Sam Obianim: Amegbetoa ou les aventures d’Agbezuge, op. cit., p.9.

[8] Simon Agbeko Amegbleame : « Entre l’oral et l’écrit : les littératures de langues nationales », in : Notre Librairie. Littérature togolaise, op. cit., p.53.

[9] Cf. Komi Bernard Agudze-Vioka : L’homme et le Monde à travers les proverbes togolais de la langue ewé, Thèse de 3è cycle, Paris III, 1976.

[10]Ahmadou Kourouma : En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris : Editions du Seuil, 1998, p.42.

[11] Sony Labou Tansi : « Tchicaya Utam’Si : le père de notre rêve », in : Notre Librairie. Littérature congolaise, N° 92-93, mars-mai 1988, p. 83.

[12]Cf. Honorat Aguessy : « Religions africaines comme effet et source de la civilisation de l’oralité », in : Les Religions africaines comme source de valeurs de civilisation. Colloque de Cotonou (16-22 août 1970), Paris : Editions Présence africaine, 1972, p.25-49, ici p.28.

[13] Samuel-Martin Eno Belinga: La littérature orale africaine, Paris: Les classiques africains, 1985, p.7.

[14]Seyni Moumouni: « Tradition manuscrite en Afrique: Les manuscrits en écriture Ajami », in : Les Cahiers du CELHTO, Vol.1-Nouvelle Série, Niamey : CELHTO/Les Editions du Flamboyant, 2013, p.67-82, ici p.71.

[15]Idem.

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