Les rituels Assafo  au cœur de la recherche des corps dans l’univers spatio-temporel d’une création

En 2012 nous réalisions des enquêtes sur les traditions togolaises sur tout le territoire national. A Kévé, ville située à 50km de Lomé et préfecture de l’Avé, nous sommes tombés lors d’une  cérémonie, sur le groupe Assafo, des hommes bleus apparaissent dans toute leur splendeur. Dans le passé, étant natif du Togo, nous avons entendu parler de ces guerriers redoutés dans les milieux Ewé (peuple du Togo et du Ghana). Ils sont dépositaires de la tradition et livraient des guerres pour défendre leur territoire avant l’arrivée des colons. Avec la création de l’armée nationale, ces guerriers ont été cantonnés et sont réduits aux rôles de responsables de la tradition ancestrale et médiateurs entre les citoyens. Leur fonction dans la cité, c’est introniser, enterrer les chefs/rois ou les démettre, sauver le village des menaces des hommes et des animaux, garder les chefs ou les rois. Ce sont les gardiens de la tradition. Ils accompagnent aussi les chefs traditionnels. A leur mort, ils sont enterrés en cachette dans leur concession. Leurs rares présences dans les fêtes traditionnelles sont réduites aux jeux mimiques de chasseurs. Ils chassent des animaux imaginaires et les abattent, provoquant à la fois la peur et une thérapie holistique d’un grand nombre de spectateurs non-initiés.

Les Assafo de Badja1. ©Photo Gaëtan Noussouglo

Ce groupe d’Assafo rencontré était loin des schémas classiques, pré-dessinés des fêtes traditionnelles. Leur prestation à Kévé ce jour-là a duré à peine une heure. A leur arrivée sur la place du village où quelques groupes folkloriques jouaient déjà, plusieurs personnes sont sorties de leur maison. Une foule se rassemble sur la place publique. Les groupes se sont écartés laissant l’arène à ces guerriers du passé, pourtant présents dans ce monde moderne. 

Les hommes prennent possession de l’arène, le visage et le corps grimés de bleu, certains sont coiffés de perruques. Dans l’arène, des cris fusent. Armés de sabre, de couteaux, ces hommes aux visages grimés de poudre bleue et habillés de costumes trempés dans de l’argile, se livrent à de curieux rituels qui rappellent Les Maîtres fous[1] de Jean Rouch sans la transe baveuse qui serait, pour eux une hérésie. Dans ses traditions, il n’y a jamais de baves et la remontée des ancêtres n’est pas un culte rendu aux colons blancs mais à la tradition et à la force ancestrales. Ils se rassemblent tous autour d’un leader comme pour recevoir les consignes finales. Au fur et à mesure que la transe s’installe et les hommes prennent possession des espaces, la langue du pays – comme soudainement oubliée – laisse place au parler ésotérique de la divinité Yévé ou Yehvé[2]. Les chants et la danse qui sont seulement les signes distinctifs de la célébration s’entendent au loin puis se rapprochent, les hommes bleus entrent dans l’arène et la cérémonie commence.

Assafo de Badja. ©Photo Gaëtan Noussouglo

Ce qui est surprenant, ce sont les accessoires, couteaux, calebasses, machettes qui, à des moments donnés, sont purement détournés. On retrouve des jeux de rôle. Le spectacle est lisible. L’acteur principal est un mouton ou un bélier. Il est porté à l’entrée de la scène, on joue avec. Coup de théâtre, il s’échappe, contraignant certaines personnes à partir à sa recherche. Tout se joue autour de lui comme s’il symbolisait l’agneau sacrificiel, l’agneau christique ou l’immolation du bouc dans la Grèce antique, « tragôdia». Une fois immolé, le spectacle s’arrête quelques minutes après. Un homme bleu trace des rondes  maintenant en équilibre sur sa tête une petite jarre sacrificielle. Un personnage transporte  dans une caisse le vodou. Il a le corps enduit d’argile foncée tachetée de points blancs et est tenu en laisse par un autre homme bleu, ce qui est étonnant, c’est la progression de la mime et de la pantomime, l’invitation à la mort, la stylisation des gestes, les danses lestes et débridées. Chaque objet joue un rôle crucial dans la mise en scène. Au niveau des costumes, la base reste un vêtement vieilli par le temps, seuls deux hommes sont tatoués : l’un de bleu et de blanc, l’autre d’argile et de blanc. L’homme tatoué d’argile tient en laisse l’homme bleu-blanc comme s’il s’agissait d’un fauve, d’une panthère capturée qui pourrait s’échapper à tout moment. Leur jeu est caustique car l’homme animal portant une sorte de cercueil sur la tête essayera pendant les soixante minutes de jeu de lui échapper. Le public se noie et se perd dans le bleu océan de ces hommes étranges. Le bleu est si fort, mais nul n’en précise la symbolique. Le bleu n’appartient-il pas aux mondes de l’ailleurs, de l’outre-tombe ?

Le bleu initiatique contraste avec le sang du mouton décapité, dont la tête est balancée à l’insu du public dans la caisse de la divinité. Comme assoiffés et hors d’eux-mêmes, tous goûtent au sang, celui qui semble être leur maître, l’homme au sol, a le privilège de s’abreuver directement à la carotide du mouton, tout en dansant avec lui. La viande de l’animal est coupée sur le champ et ingurgitée crue par les initiés, sous le regard étonné des spectateurs parmi lesquels de nombreux badauds. Brusquement  le rituel s’estompe, la musique s’arrête. En un clin d’œil, les hommes bleus désertent la place. Ils rentrent chez eux. Dans la vie, ce sont des paysans, des maçons, des menuisiers. … et le lendemain ils déclareront ne se souvenir de rien, au point même de nier d’y avoir été, sincèrement.

Tawo Tawo un assafo de Badja©Photo Gaëtan Noussouglo

Le spectacle à y voir de près ressemble à une partition où chaque personnage a un objectif précis. Tous se meuvent dans un décor naturel qui abolit tout repère. Durant toute la prestation, le regard du public était rivé sur eux, pas de cris, pas de commentaires comme si tous étaient tétanisés. A la fin de la prestation, il n’y a pas eu de salutation de la part des Assafo. Les musiciens et les acteurs sont sortis par une rue de la ville et se sont fondus dans la nature. Il n’y a pas d’applaudissements, comme de coutume au théâtre. Le public se disperse en commentant ce qu’il venait de voir.

Nous n’imaginions pas assister à un pareil événement quand on les avait programmés sur la place du village. Nous voulions voir à cette époque quatre sortes d’événements traditionnels qui sont caractéristiques du milieu et nous avons été mystifiés par cette représentation brute et crue. Trois jours plus tard, transporté par l’action filmée, nous sommes allé dans le village à 7km de Kévé pour en savoir davantage sur ces pratiques. De la bouche des personnes rencontrées, aucune information viable et fiable n’a été recueillie. Nous avions l’impression que les acteurs nous menaient en bateau car ils ne voulaient ni parler de leurs jeux ni révéler les rites qui les sous-tendaient.

Gaëtan Noussouglo©Togocultures


[1] Un film ethnographique de ROUCH Jean, Les maîtres fous, sorti en 1955. Un document qui est une mise en scène des rituels parlant des Haoukas. Mais à y voir de très, c’est une mise en scène pour illustrer le caractère sauvage de l’Afrique.

[2] Yehvé est-ce la modification de Yahvé du christianisme ? Certains adeptes expliquent que c’est le dieu suprême ou Mawu. Pour d’autres, c’est un dieu mineur à l’image du dieu de la terre, Sakpata. Les appellations des dieux divergent selon les langues et les milieux.

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