Un projet de recherche-création de Gaëtan Noussouglo, Hanifa Dobila, Marie Pabguigani Lamboni, Félicité Notson Kodjo-Atsou, Bernard Müller
« Un couteau sans lame, dont le manche est manquant. »
— Georg Christoph Lichtenberg
Rematriation : une enquête, un geste, un horizon
Le projet Rematriation explore les potentialités d’un retour non seulement des objets, mais des significations, des gestes et des mémoires que la colonisation a dépossédés. À rebours des logiques institutionnelles de la restitution, souvent centrées sur des objets prestigieux et des négociations étatiques, il s’agit ici de déplacer l’attention vers les objets dits ordinaires — ustensiles, textiles, canaris, cure-dents, paniers — autant de fragments de vie saisis dans la tourmente coloniale, puis figés dans les vitrines ou les réserves des musées européens. Mais ce projet n’est pas seulement une enquête sur des objets : c’est une méthode en devenir, un geste relationnel, un terrain mouvant. Il articule recherche ethnographique, critique muséale, cosmologies vernaculaires, mémoire féminine, et théâtre de petite forme. Associant un chercheur, un metteur en scène et trois artistes-comédiennes-chercheuse, cette recherche- création proposera des spectacles de petite forme (« racontottes ») qui seront restituées dans les lieux d’origine des récits. En ce sens, Rematriation est aussi une expérimentation politique, narrative et poétique : une tentative de réactiver des récits refoulés, d’écouter ce que les objets ne disent plus, et de composer, avec les communautés concernées, de nouvelles manières de transmettre et d’habiter l’histoire. Ce travail s’ancre dans un réseau translocal, entre l’Europe et l’Afrique de l’Ouest, entre archives et paroles, entre musées et autels, entre chercheurs, artistes, prêtres et habitantes. Il part du Togo, avec un terrain inaugural mené en pays Agotimé, et se déploie autour de la question suivante : comment rematrier ce qui a été désenchâssé ? comment réinsuffler du lien là où il y a eu arrachement ?Rematriation n’est donc ni une restitution figée ni un simple retour aux origines. C’est un processus. Une traversée. Une fabrique collective du sens.
Déplacer le regard
Alors que la restitution patrimoniale, dans son acception la plus institutionnelle, consiste souvent à rendre aux États postcoloniaux des objets emblématiques de leur histoire — masques, trônes, autels, regalia, objets de culte ou d’apparat —, la notion de rematriation propose un déplacement du regard. Là où la restitution opère à l’échelle des États et selon une logique juridique ou diplomatique, la rematriation agit au niveau des savoirs situés, des pratiques ordinaires, des cosmologies locales — souvent féminines ou vernaculaires — effacées par le regard colonial.
Elle engage une réparation qui ne se limite pas au geste de restitution matérielle, mais inclut la dimension épistémique : celle de la reconnexion, du soin, du tissage de sens. Il s’agit de réintégrer les objets — en particulier les objets dits « mineurs » ou « ordinaires » — dans les contextes relationnels, sensibles, affectifs et politiques qui les ont vus naître, être utilisés, transmis, puis arrachés.
Un terrain-test : Agotimé Adzakpa, septembre 2024
C’est dans cette optique qu’a été menée une première exploration ethnographique à Agotimé Adzakpa, au Togo, par Gaëtan Noussouglo. Cette visite, entreprise en septembre 2024, visait à interroger la signification de certains objets saisis durant la période coloniale, et à expérimenter une méthode de rematriation fondée sur l’écoute, la mémoire collective, la parole des femmes, et la reconnaissance des continuités vivantes du patrimoine.
Les Agotimé constituent un peuple transfrontalier (Togo/Ghana), historiquement organisé en corps de défense Assafo et Ablafo, et fortement marqué par les résistances anti-coloniales. Le chef du village, lors de notre entretien, a évoqué les révoltes féminines face à l’oppression fiscale et militaire, notamment lorsque les hommes fuyaient les villages ou étaient emprisonnés par les autorités coloniales. Les femmes, pour protester, auraient manifesté en brandissant des objets domestiques : marmites, cuillères, paniers, éventails. Ces objets, souvent saisis à leur tour, porteraient ainsi la trace d’une résistance silencieuse, invisible dans les récits dominants.
Cette hypothèse éclaire d’un jour nouveau la présence de ces objets dans les musées européens : ce ne sont pas de simples objets d’usage, mais les marqueurs matériels d’un conflit historique — et d’un rapport de force genré.
Objets brisés, sens perdus : le musée comme chambre d’écho fossile

Dans les réserves du Rautenstrauch-Joest-Museum à Cologne, se trouvent précisément ce type d’objets : cure-dents, cuillères fêlées, canaris troués, assiettes cassées, étuis vides, etc. L’objet RJM 20047, par exemple, est une série de 14 bâtonnets dentaires éwé, collectés au Togo en 1906 par l’avocat colonial Eugen Court. Ce dernier a fait don de l’ensemble au musée en 1907. Les circonstances de leur collecte se situent dans une région alors soumise à un régime de répression brutale, sous l’autorité de Julius Smend (1873–1939), préfet de district (Bezirksamtmann) et chef de la police coloniale allemande. Entre 1900 et 1906, Smend dirigea plusieurs expéditions punitives contre des villages éwé qui refusaient le travail forcé ou exigeaient une rémunération équivalente à celle pratiquée dans la colonie britannique voisine de la Côte-de-l’Or. En 1901, à la tête des troupes coloniales, Smend mena une expédition de cinq semaines à Botoe (Kpetu), à mi-chemin entre Ho et Assahun. Les hommes du village, accusés d’« insolence » pour avoir suspendu les travaux de route, furent attaqués. On compta 17 morts, 4 blessés, puis deux autres personnes furent abattues dans le village voisin de Nyitoe, alors qu’elles tentaient de fuir.
C’est dans ce contexte d’intimidation armée, d’exécutions sommaires et de pillages déguisés en collectes « scientifiques » que les objets furent vraisemblablement saisis. Il paraît difficile d’imaginer que des bâtonnets dentaires aient été collectés par souci ethnographique au beau milieu de telles campagnes militaires. Ce que cette histoire montre clairement, c’est que le sens de la collecte elle-même est une donnée éminemment politique, et souvent violente. L’archive muséale, en enregistrant ces objets sans mentionner le nom de Smend, sans évoquer la nature coercitive du contexte, participe à une forme d’oubli actif : elle efface la violence du geste fondateur pour ne conserver que la trace matérielle du prélèvement, vidée de son épaisseur historique.
À première vue, la présence de tels objets peut sembler dérisoire. Pourtant, c’est cette banalité même qui questionne. Elle signale une volonté de tout capter, de tout classer, de tout muséifier — y compris les gestes ordinaires, les pratiques les plus quotidiennes. L’image ironique de Lichtenberg — celle d’un couteau sans lame auquel il manque le manche — devient ici un outil critique : ces objets sont amputés de leur usage, de leur contexte, de leur agentivité. Mais plus encore que le sens des objets eux-mêmes, c’est le sens de leur collecte qui s’est perdu. Le moment du prélèvement, les intentions du collecteur, les dispositifs de contrainte ou d’échange, les affects et les justifications qui entouraient le geste : tout cela demeure invisible dans les inventaires. Le musée conserve les objets, mais oublie le geste qui les a extraits.
L’invisibilisation du geste de collecte
Dans l’immense majorité des bases de données muséales, le geste de collecte est réduit à une mention vague : « collecté », « acquis », « donné », « transféré ». Mais par qui ? Dans quelles circonstances ? De manière volontaire, contrainte, symbolique, marchande, violente ? Cette réduction transforme l’acte colonial en opération neutre. Le geste de collecte – pourtant structurant dans la formation des collections – est ainsi effacé, au profit d’une fiction patrimoniale qui isole l’objet de son passé relationnel, conflictuel, contextuel.
Une rematriation véritable doit donc réactiver la mémoire du geste : en retrouvant les circonstances, les chaînes d’intermédiaires, les récits, les silences. C’est ce travail de contextualisation, de reconstitution et d’écoute qui permet de restaurer une épaisseur historique aux objets.
Une histoire bourgeoise de la capture : le musée Rautenstrauch-Joest
L’histoire du musée lui-même reflète ces tensions. Le Rautenstrauch-Joest-Museum fut fondé à Cologne grâce à la fortune combinée de Wilhelm Joest (1852–1897), explorateur infatigable, et de sa sœur Adelheid Joest, mariée à l’industriel Eugen Rautenstrauch. À la mort de Wilhelm, Adelheid hérite de sa collection et, avec son époux, en fait don à la ville en 1901, avec des fonds pour la création d’un musée.
Le musée ouvre en 1906, dans l’esprit pédagogique des musées ethnographiques de l’époque : faire découvrir au public les cultures du monde. Mais ce regard est celui d’une bourgeoisie coloniale, industrielle, chrétienne et savante, pétrie de hiérarchies civilisationnelles. La famille Joest-Rautenstrauch incarne le lien organique entre accumulation de capital, curiosité exotique, et mise en scène de l’altérité.
Dans ce contexte, l’accumulation compulsive d’objets — jusqu’aux cure-dents — n’est pas absurde, mais révélatrice : tout ce qui peut être nommé, classé, rendu visible, doit être capturé. Ce n’est pas l’objet en soi qui compte, mais l’acte de saisie.
La méthode des racontottes : Une rematriation par les récits
Face à cette histoire, la rematriation n’est pas un simple retour physique des objets, mais un processus de réparation des relations effacées. L’expérience d’Agotimé permet d’en esquisser les principes méthodologiques :
Une rematriation narrative
Ce projet part d’un constat : les collections ethnographiques européennes issues du Togo et de l’ancien Togoland sont constituées pour l’essentiel d’objets ordinaires – vêtements, ustensiles, poteries, outils, objets rituels, etc. – collectés sous domination coloniale. Ces objets racontent la vie quotidienne de petites sociétés rurales, les gestes du soin, de la cuisine, du travail, du rituel, souvent portés par des femmes. Pourtant, les récits dominants autour de ces objets restent largement masculins, centrés sur le pouvoir et la symbolique patriarcale.
Face à cette asymétrie narrative, nous proposons un geste de rematriation : non pas simplement le retour physique des objets, mais la restitution de leur puissance d’évocation à travers des récits contemporains situés, portés par celles et ceux dont les voix ont été effacées. C’est à cette fin que le projet s’organise autour d’un dispositif original : les racontottes.
Les racontottes : un théâtre de transmission
Les racontottes sont des spectacles courts (4 minutes), conçus comme des miniatures orales et performatives, inspirées des récits collectés sur le terrain autour d’objets issus des collections européennes. Chaque racontotte est une forme vivante, incarnée, qui mêle témoignage, mémoire, émotion, savoir-faire, imaginaire. Elles ne prétendent pas restituer une vérité historique mais proposer un point d’écoute, une reconnexion affective entre les objets et les mémoires d’aujourd’hui. À la fois outil de recherche, de création et de transmission, les racontottes sont jouées devant les personnes interrogées, puis filmées pour alimenter des dispositifs muséographiques et pédagogiques.
Méthodologie en quatre temps

- Recherche documentaire en Europe
Identification d’objets issus du Togoland dans les collections de musées français et allemands (corpus photographique, archives sonores, inventaires), en particulier auprès des populations Konkomba (Nawaré, Binaparba…) et Agotimé (Batume, Gnitoé…). - Rencontres et récits
Travail de terrain dans les villages d’origine, avec présentation des images d’objets pour ouvrir la discussion. Les récits sont recueillis en privilégiant une approche sensible, intergénérationnelle et féminine. Les voix enregistrées forment la matière première des racontottes. - Recherche-création participative
Mise en forme des récits sous forme de racontottes, co-écrites et interprétées par les membres de l’équipe artistique. Jouées en contexte (places, cases, écoles, autels…), elles permettent une restitution immédiate aux communautés. - Restitution muséale et pédagogique
Les racontottes filmées seront présentées dans le cadre d’uneexposition au Rautenstrauch-Joest Museum(Cologne), accompagnées d’un dispositif mobile (valise pédagogique, installation itinérante). Des captations, publications, séminaires et ateliers viendront prolonger ce travail en France, en Allemagne et au Togo.
Héritage ou hantise : que faire des collections coloniales ?
Le musée ethnographique, dans sa forme classique, ne peut guère réparer ce qu’il a contribué à arracher. Il est le produit d’un régime de capture global, fondé sur l’asymétrie, la dépossession et la mise en récit à sens unique. Mais il peut devenir un lieu de retournement : un espace critique, un point de contact, un théâtre de mémoire. La rematriation ne prétend pas clore l’histoire de la collecte coloniale ; elle en rouvre les plis. Elle déplace l’attention des objets vers les relations, des vitrines vers les communautés, du savoir vers le soin. Et ce faisant, elle nous invite à voir autrement : dans les objets les plus banals, les traces d’un soulèvement ; dans les fragments les plus délaissés, les germes d’un récit partagé.
Conclusion : Recréer à partir des ruines
La rematriation ne cherche pas à reconstituer un objet perdu, comme on recollerait les morceaux d’une assiette brisée. Elle ne vise ni la restauration d’un monde abîmé, ni la restitution d’un sens effacé. Face à ces couteaux sans lame, dont le manche est manquant – selon l’image ironique de Lichtenberg – il ne s’agit pas de pleurer sur l’irréparable, mais de prendre acte de la fracture, et d’en devenir l’artisan. L’objet ethnographique colonial, dans sa forme mutilée, amputée de ses usages, de ses contextes et de ses récits, peut devenir autre chose. Il n’est plus seulement le vestige figé d’un passé arraché, mais le point de départ d’une fabrique relationnelle. En le remettant en circulation – non seulement matérielle, mais symbolique, affective, cosmologique – nous ne le réparons pas : nous en recréons les usages. Nous ne cherchons pas le couteau original. Nous forgeons un autre outil. C’est là que s’invente la racontotte. Forme brève, orale, performative, elle condense un récit, un geste, un souvenir, un savoir. Chaque racontotte part d’un objet décontextualisé pour ouvrir un espace de refiguration : non pas une restitution, mais une recréation narrative située. Elle ne prétend pas restituer l’origine, mais elle réactive un lien – parfois ténu, fragmentaire, incertain – entre des objets dispersés et des mémoires vivantes. À partir de bribes, de silences, de gestes oubliés, elle bricole une nouvelle lame, un nouveau manche, un nouvel usage. Ni archive, ni patrimoine, ni folklore, la racontotte est une forme incarnée de rematriation. Elle tisse des fils entre passé et présent, entre voix minorées et transmission rituelle, entre enquête ethnographique et scène performative. Hybride, inclassable, parfois bancale — mais elle tranche. Elle rouvre le passé pour désenclaver l’avenir. En ce sens, la rematriation par la racontotte ne cherche pas à refermer les blessures de l’histoire. Elle trace une couture fragile, traversant les corps, les récits, les objets et les institutions. Elle ne reconstitue pas l’ancien monde : elle en invente un autre, à partir de ses ruines.
[1] La racontotte est une forme brève de récit performé, issue d’un travail de terrain, qui donne voix à des mémoires situées autour d’objets issus des collections ethnographiques coloniales. En Franche-Comté et en Suisse romande, les racontottes désignent des récits populaires à la frontière entre le conte, la mémoire orale et l’histoire locale. Plusieurs collectes ethnographiques (notamment en Franche-Comté et en Suisse) utilisent ce mot dans le sens de narrations populaires issues du quotidien.