La symbolique de la talismanie : du « bo » au «  gbessa »[1], de l’objet fabriqué lors d’un rituel aux paroles incantatoires.

Ce texte s’inscrit dans une recherche menée autour des figures de la mort, surtout des corps privés de sépultures. Je préparais la création du spectacle Isis-Antigone ou la tragédie des corps dispersés, les chemins parcourus m’ont amené vers les pratiquants de la culture traditionnelle et surtout vers les témoignages sur les pratiques jugées ésotériques que les uns et les autres font de l’élément qu’on a traité de sortilèges, le Bo et le Gbessa. Je voulais profiter des témoignages d’Azé Kokovivina, comique et prêtre vodou et de Benoit Komla Tokpo, un militaire et homme de main du régime, sur leurs pratiques, les erreurs…

En vue de comprendre, dans le sens étymologie du terme «  cum prendere », prendre avec, saisir avec les oreilles, la vue et l’esprit un problème, une situation, nous avons rencontré Benoît Komlan Tokpo et Azé Kokovivina pour en savoir plus sur les sorts, les envoûtements bref le « bo », le « gbessa ». La clarification de Azé Kokovina sur ces deux termes imbriqués l’un dans l’autre rend possible la compréhension des propos de Benoît Komlan Tokpo.

Azé Kokovivina, comique et prêtre vodou lors d’une de ses consultations Photo: Gaëtan Noussouglo

Pour Azé Kokovivina « Bo est comparable à un objet fabriqué pour résoudre un problème, un souci, une difficulté et se protéger contre certains assauts de l’ennemi. La fabrication d’un fusil ou d’une bombe, par exemple, peut être considérée comme un bo. L’activation du fusil est l’élément déclencheur. Le fusil ou la bombe seule n’est pas un grave danger en soi. C’est celui qui le déclenche ou qui l’active qui rend fonctionnel l’objet. Cet élément déclencheur est appelé gbessa. Ce sont les mots ou les indications qui accompagnent l’objet fabriqué. Bref  je peux appeler Gbessa par exemple la parole proférée et puissante qui accompagne l’objet fabriqué, bo. L’objet et sa parole assurent la protection de l’individu et de la famille »[2].

« Bo » est doté de pouvoirs protecteurs. Il est l’équivalent de quelque chose d’inerte, d’inanimé. Il est érigé, planté en terre, laissé sous le lit ou porté par un individu, ce qu’on appelle « bocio » au Bénin, est assimilable au cadavre doté de pouvoirs bénéfiques ou maléfiques.  Il est animé par la parole proférée, la parole puissante ou paroles incantatoires qu’on nomme « Gbessa ». Les deux sont intrinsèquement liés.

Azé Kokovivina, comique et grand maître du concert-part lors d’une de ses prestations. Photo: Gaëtan Noussouglo

Avec cette définition nous cernerons mieux le récit suivant de Benoit Komlan Tokpo. Un mètre soixante-douze, la soixantaine, il était un ancien militaire, un ancien élément de la police secrète de feu Gnassingbé Eyadéma qui a dirigé le Togo de 1967 à 2005. Il avait beaucoup d’amis dans le régime. Responsable de l’ancien groupe d’animation politique « Lomé-Préfecture », il était souvent employé pour enquêter sur les malversations, les conduites préjudiciables au régime militaire et prévenir les coups de forces. Il a le sourire facile et ferme. Ouvert d’esprit Benoit Tokpo ne montre pas beaucoup ses sentiments. Il nous confiait avoir fait partie de tous les grands partis de l’opposition pour mieux cerner leurs stratégies. Benoît Komlan Tokpo parle toujours Ouatchi d’Aklakou, un dérivé de l’Ewé et du mina. Sa vie à Lomé ne lui a pas fait changer son accent. Par ailleurs, il est polyglotte : il parle couramment français, ouatchi, mina et surtout deux langues du Nord Togo, le kotokoli et le kabyé. Il se faufile dans n’importe quelle association. Officiellement, il est le secrétaire préfectoral du parti au pouvoir. Allure fière, nous l’avons interviewé dans le jardin d’un domicile privé à Lomé. Il fait partie de notre famille et joue le rôle de notre père[3] décédé en 1997. Benoît Komlan Tokpo meurt le 18 novembre 2021 des suites d’un malaise cardiaque, il avait à peine 68 ans. Il nous confiait en ouatchi, son ancienne expérience du bo et du gbessa, comment il a pu déclencher le tonnerre et faire sortir les adeptes du dieu tonnerre et les conséquences encourues pour avoir ressuscité un mort : «  Il y avait un monsieur qui habitait Aklakou Hétsavi Sokodè qui s’appelait Ayéwlanou. ». Le nom de ce monsieur est d’abord évocateur, la ruse crée des cachettes ou la cachette permet à l’homme rusé de cacher ses secrets. Aklakou est situé à 65km au sud-est de Lomé. Le nom du personnage principal, Ayéwlanou, déjà prépare déjà au récit qui va suivre.

Benoit Komlan Tokpo avec Jeanine et Pierrette Noussouglo Photo G. Noussouglo

Le témoignage poignant de Benoit Tokpo sur le « bo » et le «gbessa » : regard sur le monde des vivants

Benoît Tokpo poursuit :

« Il fabriquait des « bo » à mon cousin Têko et moi. On en avait de toutes sortes. Certains sont fabriqués uniquement à base du sang du coq. Ainsi il nous a fabriqués une vingtaine de bo par jour par ce seul coq, entre autres du nom de ndoé, se souvenir. »  Pour lui, ce bo est un outil qui aide à ne rien oublier, à accélérer et exhumer les souvenirs les plus profonds. En effet, s’il arrive qu’on vous confectionne une vingtaine de bo dans la journée, le sujet n’oubliera jamais les formules incantatoires qui les déclenchent, les activent. Ce bo spécifique est souvent utilisé par les Bɔkɔnon, les géomanciens du Fâ, pour ne rien oublier des récits, des fables et des mythes liés aux différents signes trouvés lors d’une consultation.

Il poursuit : « De tous ces bo, deux d’entre eux seront à la base de mon accident, de mon malheur. Quand j’étais enfant, j’étais très turbulent, bagarreur. On m’a fabriqué un bo qui s’appelait Alokpobo, ce qui signifie frapper du plat de la main. S’il arrive que tu te disputes puis te bagarres avec quelqu’un, il a beau te battre, si tu actives ce bras armé, s’il le touche, il tombera évanoui à coup sûr. Il est fabriqué à base du poisson électrique. Si le bras armé atteint sa cible avec les paroles appropriées, la cible est électrocutée. Quand ce bo m’a été confectionné, je l’ai testé sur un arbre. J’ai prononcé les formules incantatoires, gbessa, puis  j’ai frappé l’arbre avec mon bras droit. Aussitôt, le tonnerre a grondé, une pluie fine s’est mise à tomber et les adeptes du culte de Hèbièsso sont sortis. Les vodoussi[4] étaient sur le pied de guerre (ali-dzi). L’arbre a été foudroyé par le tonnerre et s’est fendu en deux. Les vodoussis se sont empressées sur l’arbre et ont prié pour leur divinité. Pour elles, c’est le dieu tonnerre, Hébièsso, qui se manifeste alors que c’est moi qui ai tout déclenché (Sourire vainqueur). Mais l’interdiction m’est donnée de ne pas exercer ce pouvoir sur le bananier. Ce dernier non seulement ne reçoit pas la décharge électrique mais aussi en s’entêtant d’exercer ce pouvoir sur lui, rien ne se passera. Au contraire, je serai en proie à un grand malheur » (Air serieux).

Faire-part de décès de Komlan Tokpo. Ses titres en disent long sur sa vie

 Le bo, le plus mauvais que je me suis fait fabriquer est le yo bo, entendez le bo de la mort. Il est fabriqué avec la queue de l’écureuil, des poils d’un animal qu’on ne connait pas et d’autres ingrédients. Il nous a dit, si vous voulez savoir qu’il a une force dans ce monde si quelqu’un meurt…  Je veux préciser que quand j’étais jeune si quelqu’un meurt on ne l’envoie pas au funérarium ou à la morgue, on attache sa bouche avec un pagne et on l’adosse à un mur. On dit selon l’expression consacrée qu’il est en de mauvaises mains ou il est couché sur un mauvais lit. Quand le décès n’est pas encore divulgué et si on te fait appel, tu prends ce yo bo, tu vas couper des cheveux ou des poils du défunt, tu cherches un feu éteint sur lequel on a préparé ablo, pain de maïs,  tu prends quelques charbons de bois… Ces charbons, tu devrais les avoir préparés avant le décès. Les charbons et les cheveux ou les poils de la personne tu les introduits dans le feu, tu souffles jusqu’à ce que cette braise soit ardente, incandescente. A l’intérieur du feu, si tu constates que le yo bo et les cheveux n’ont pas brûlé, alors, tu les enlèves et tu prends la direction de la maison du disparu. Une fois devant le mort, tu appelles son nom et tu lui intimes l’ordre, sept fois, de regarder le monde des vivants, puis tu le gifles très fortement à la  joue gauche. Tu le regardes quelques secondes, tu remarqueras que le mort bouge, se démène et va commencer par parler. Le ressuscité citera les noms de tous ceux qui l’ont plongé prématurément dans le monde des morts. Quand il commence à parler, tu t’éclipses et la population alertée en ce moment vient écouter le mort parler. Telle était la recommandation d’Ayewlanou. (Soupir)

 Mon malheur, mon grand malheur, mon père est un bokonon, un géomancien du Fâ et un sacrificateur. Un jour, un de nos voisins Komlanvi se trouve entre la vie et la mort. Mon père est parti aux nouvelles. Après consultation du Fâ, il a annoncé que la personne ne survivrait pas, il  a emprunté le chemin de la mort. Mon papa a quitté le domicile du mourant. Alors des jeunes de la maison murmuraient que Komlanvi était décédé. Ayant appris cette mauvaise nouvelle, on a délégué quelqu’un chez moi pour voir si je pouvais résoudre ce mystère. Ce qui fut fait. Je l’ai giflé. Il s’est réveillé, il a éternué plusieurs fois. Comme un pagne lui bandait la bouche, il se démenait pour parler. Je le lui ai enlevé. N’ayant jamais eu à rencontrer un cas pareil, la peur s’empara de moi. Médusé, je suis resté sur place pour observer les manifestations. Il se comportait comme un ivrogne. Il parlait beaucoup et la population s’est réunie autour de lui. Puis, il s’est rétabli. Il a vécu après plus d’une vingtaine d’années. Il a cité pas mal de noms. On a convoqué toutes les personnes citées pour passer devant le tribunal des anciens. Il y a eu palabres, des discussions interminables.

Benoit Komla Tokpo

 A la résurrection du mort, au lieu de me laisser tranquille, la population s’est ruée sur moi. On m’a soulevé en triomphateur au cri de  » voici un nouveau Jésus. Dieu a envoyé un nouveau Jésus qui a ressuscité un mort. Le salut vient d’Aklakou Mélonkou « .  La population a fait le tour des quartiers du village et m’a amené chez moi à Aklakou Mélonkou provoquant la colère de mes oncles paternels, les grands frères de mon père. Pour eux, j’ai commis un méfait, j’ai touché à l’intouchable. A la nuit tombée, mes oncles sont venus me questionner sur la personne qui m’a confectionné ce bo. Je ne pouvais trahir cette personne. Ils ont tout fait. Je suis demeuré coi. Alors, ils ont rusé. Ils ont loué la puissance et la force de l’homme. Ils m’ont encouragé à progresser dans cette voie et sont repartis. Pour moi, cette histoire est finie. A quatre heures du matin, j’ai été réveillé par mon père. Il m’a vivement félicité. Il disait que l’homme qui m’a donné ce pouvoir est un homme bon. Il est très fier de moi car son fils a un pouvoir exceptionnel dans sa famille. Il me demande si ce monsieur m’a fabriqué un bo qui me défendrait des coups de couteaux et autres outils aiguisés. J’ai répondu par l’affirmative. Le couteau, le coupe-coupe n’auront aucun effet sur moi si on me transperce, me poignarde. Il poursuit en me demandant si je peux résister aussi aux menottes. Je dis, si quelqu’un me menotte je m’en débarrasserai sans aucun souci. Il me répond c’est bien, très bien. Si on t’attache, pourras-tu rester attaché ou peux-tu te libérer ? Je lui réponds qu’on ne lie pas la fumée par conséquent je ne peux être attaché. Mon père objecte :  » fais gaffe, ne m’envoûte pas ». J’ai rigolé et je lui ai répondu, je ne peux aucunement lui lancer des sorts. Ce ne sont que des paroles qu’on prononce pour ne pas être entravé et puis plus d’autres paroles incantatoires. Il me répond, très bien. La personne, poursuit-il, ne t’a-t-elle pas donné un contre ? Comment fait-on pour t’attacher ou par quels biais peut-on t’attacher ? Mon seul interdit, la paille peut facilement me lier. Quand elle est sur un toit, on la coupe, elle m’attacherait sans soucis. Très bien, répond mon père. T’a-t-il dit qu’en t’attachant en te couchant à plat ventre, tu peux disparaître du lieu où tu es attaché ?  Oui, c’est un jeu d’enfant. Alors mon père déclare,  » Je vais t’éprouver pour voir si ces bo différents marchent. Je vais te lier et voir si tu peux disparaitre d’ici ». (Un grand soupir)

 Je ne savais pas que mon père était parti chercher de la paille. Il l’a cachée dans un lien qu’il a pris soin de recouvrir de pagnes noués. Il a ligoté mes poignets avec. Mes pieds aussi. Il m’a couché à plat ventre. Il a ligoté mes deux pieds et m’a étendu sur un banc. Il m’a attaché au banc en laissant mes fesses en l’air. Tout d’un coup, j’ai senti un gros coup s’abattre sur mes fesses, mon père me donnait des fessés avec un gros baton. J’ai crié. J’ai essayé toutes les formules en vain, je suis resté sur place. J’avais comme l’impression que mes fesses allaient s’exploser tant la douleur était vive. Il me demandait le nom de la personne qui m’a fabriqué les bo. J’ai tout fait pour sortir de ce lien mais rien ne se passe. Mon cœur allait exploser. Il est allé appeler ses frères pour leur dire que je suis finalement ligoté. Comme je dormais dans la chambre de mon papa, il a sorti tous mes bo, tous les gbessa que j’ai notés dans un cahier ainsi que leurs manifestations. Il a tout fait flamber. J’étais toujours dans les liens. Avec mes souffrances. Ils ont, avec une lame, incisé des parties de mon front et de ma cure chevelure. Dans ces blessures, mon père a inséré des poudres noires communément appelés etsi. Ensuite mes pieds ont été incisés et mon père a pris d’autres poudres qui ont recouvré les blessures. Quand ils m’ont libéré, je n’avais plus connaissance d’aucun pouvoir. Toutes mes forces sont au feu. Les paroles incantatoires que j’ai apprises ont disparu. J’ai aussi donné le nom d’Ayéwlanou à mes tortionnaires sans le savoir.

 Si on m’avait laissé avec mes bo et gbessa, peut-être qu’aujourd’hui, je serais très fort. En conclusion, je pense qu’en Afrique, il y a des forces mais on ne peut pas les utiliser n’importe comment. Ceux qui m’ont trimballé dans le village me comparant à Jésus m’ont détruit. Sincèrement utiliser le yo bo pour ressusciter était une mauvaise chose. Ma famille a signalé les faits et gestes d’Ayéwlanou au chef du village. Ils lui ont demandé pourquoi il n’a pas donné le pouvoir de yo bo à ses enfants ? Pourquoi il le donne à des enfants qui ne sont pas de sa famille ? Les forces de ma maison se sont liguées contre les pouvoirs d’Ayéwlanou. On l’accusait de vouloir ruiner avec ses pouvoirs la vie de leur fils, Benoît. On n’a pas fini de statuer, de juger cette affaire car au bout de 14 jours, Ayéwlanou est décédé. Il n’avait plus rien à nous donner. Serait-il mort de sa propre mort ? Ou bien l’a-t-on aidé par des incantations à mourir ? Je ne saurai te le dire ?

Tous ces faits, m’ont éloigné d’Aklakou. Mon papa m’a ramené dans la capitale. Malheureusement, j’ai habité chez un musulman, ami de la famille, pour continuer ma vie. J’ai dû me convertir en musulman. Ce qui a provoqué la colère du reste de la famille  car personne dans mon milieu n’était musulman. Avant le décès de mon père, j’ai dû devenir aussi chrétien, car on m’a introduit chez un autre ami de la famille. Donc, je suis traditionnaliste, adepte du culte vodou, musulman et chrétien aujourd’hui. Je ne peux conseiller à personne de faire bo. Une chose à savoir, ce que les oreilles entendent agissent sur la conscience et par conséquent l’individu le met en action, agit. Les bonnes paroles rendent les fidèles meilleurs. Quand tu souhaites de ta bouche la mort de quelqu’un tous les jours, elle surviendra sûrement. »[5]

Benoit Komlan Tokpo et moi lors d’une cérémonie en août 2012

La symbolique du bo et du gbessa dans la création des corps dispersés

Benoît Tokpo nous a livré quelques secrets du culte vodou. Dans la société d’oralité, il y a un moyen mnémotechnique qui permet de retenir des formules, des phrases, de se souvenir. C’est le fameux « bo » appelé « ndoé ». Il est le point de départ de tout savoir. Grâce à ce moyen, l’apprentissage est plus aisé. Il est la force des géomanciens du fâ dans une société d’oralité. Comment retient-on les 256 signes qui renvoient aux fables, mythes, histoires si Ndoé n’entre pas en jeu ? Eklu Maké admet avoir mis quatre années d’apprentissage avant de connaître les arcanes du Fâ, cette géomancie est apprise aussi aujourd’hui dans les livres et ne constitue plus un secret pour personne mais ne transforme pas l’apprenant pour autant en Boko, Bokonon ou Babalao. Benoit Tokpo nous révèle la force et le pouvoir de la religion ancestrale vodou.

Deux constats s’imposent: provoquer la foudre et ressusciter des morts. « Alokpa bo » provoque le dieu du ciel et de la foudre, Hébièsso. Il constitue une offense suprême à la divinité et à ses adeptes. Benoit Tokpo endosse l’habit du dieu, il frappe un arbre provoquant la pluie et les prêtres vodou. Cette usurpation lui coûtera certainement la vie car les Bokonon ou les Hounon connaîtront à coup sûr la provenance de l’offense et agiront en conséquence. Ensuite, ce « bo » est dangereux car il est aussi attentatoire à la vie de tout individu. Adulte, sans l’affirmer, il a touché à l’intouchable. Enfin le « Yo bo », le « bo » qui ressuscite les morts touche aussi à l’intouchable, à la sacralité de la vie. Dans la société, l’homme ne donne pas la vie et par conséquent ne doit pas l’ôter ou empêcher quelqu’un de rejoindre l’univers des morts. C’est le domaine exclusif des dieux. Or, dans ce cas, il a touché au sacré, s’est adjugé la place du divin. Pour le sauver des griffes des sacrificateurs et des oracles du Fâ, son papa était obligé de le pousser à « cracher » la vérité. Dans le milieu vodou, l’enfer est sur la terre. L’au-delà est réservé aux personnes qui ont bien agi sur la terre. En transformant Benoît Tokpo en dieu, Ayéwlanou  nuit à toute sa descendance : ses enfants mourront à l’âge de la personne ressuscitée et la paix ne sera jamais dans son foyer. Pour endiguer ce fléau à venir, son père est obligé d’agir vite avant que ces « bo » ne nuisent à son enfant. Cela n’a pas été un obstacle à la mort d’une de ses filles jeunes, Ablavi. Elle est subitement décédée. Nul n’en ignore la raison. Les enfants jeunes ne doivent pas toucher au sacré. Avant qu’on ne fabrique un « bo » ou un « gbessa » à un jeune, il faut s’assurer de sa moralité, de ses moyens et de son avenir. Or, Ayéwlanou ne l’a pas fait. L’explication la plus simple : octroyer de l’argent en grande quantité à un jeune qui n’en a pas besoin nuira à sa vie. Il risque de le gaspiller ou de le consacrer aux substances toxiques ou carrément faire de mauvaises fréquentations. Ce point moral et religieux nous conduit à l’analyse des faits dans notre recherche.

Ces « bo » et « gbessa » nous transmettent la force de la créativité. Comment mettre la force dans les accessoires de jeu ? Comment faire advenir la parole empreinte de puissances ? La parole est vie et résurrection. La force des mots : provoque-t-on les dieux, ressuscite-t-on les morts, exorcise –t-on? Les cheveux et les ongles, selon la coutume remplacent un corps entier, de même que les bois liés ou une poupée ou une dent remplace un disparu sans sépulture. Quelles sont les paroles prononcées pour accompagner ces objets ? C’est ici que nous sommes dans la talismanie scripturale. Notre recherche se transforme en objets fabriqués dotés de puissances, de paroles incantatoires chargées d’exorciser, d’apporter la paix aux cœurs meurtris. Elle est comme les paroles cabalistiques du Livre des morts des anciens égyptiens transcrites par Kolpaktchy:

« J’arrive vers toi, ô Osiris, fils de Nut, Prince de l’Eternité,

Moi, un d’entre les dieux qui accompagnent Thot ;

Je me suis réjoui de ce qu’il a fait pour toi ;

Il apporte l’Air frais et agréable pour tes Poumons,

La Vie et la Force pour ton beau visage

Et le vent du Nord pour tes Narines,

Ô Seigneur de la terre sacrée des morts ! »[6]

Ces paroles encensent Osiris (ce fils de Geb la terre et Nut ou Nout le ciel à plusieurs attributs, plusieurs noms), redonnent vie à son corps dans un royaume des morts et libèrent le passage des ténèbres vers la lumière. Le mort est censé prononcer ces mots au moment de traverser les ténèbres de la mort où règne Osiris.  A ses membres sans vie, on redonne la force, la vie. Ils régénèrent. Ils portent sur eux des amulettes pour passer de l’univers visible à l’invisible, de mortel devant dieux et s’offrir leur soutien. Chaque élément lié à l’anatomie d’Osiris est défié, dans ce passage, avec des majuscules : « Air » dans les « Poumons » et les « Narines », résurrection du visage « Vie » et  « Force » pour le « Visage ». Passer de l’ombre à la lumière consiste alors, dans notre cas, à donner aux mots des valeurs, des vertus. Ils réparent, rendent aimables, font récit avec des mots ordinaires, provoquent des vertiges, électrisent, suscitent des émotions, tracent des horizons nouveaux, disent la mort, donnent la vie, créent des émotions, exorcisent, soignent les douleurs indélébiles, reverdissent et équarrissent la vie. Les mots se donnent à voir : ils sculptent, rassemblent la vie et la mort comme des puzzles. Les mots sont vie, objets, maisons, nuages, vent, air, divinités. La parole est une arme de construction et de destruction massives : elle provoque la guerre, donne la paix, la peur, libère et édifie des émotions. Le cas d’Alokpo bo et de Yo bo est édifiant. L’écoute de la parole est préjudiciable à l’arbre et aux bagarreurs. La parole qui sort de la bouche de l’initié construit la vie, détruit et provoque les éléments de la nature : pluie, foudre. Elle s’assimile aussi à la parole qui alerte sur le décès d’un proche. Dans la rhétorique, si l’annonce est faite sans euphémisme dans le cas d’une mort violente, cela cause des fois des dégâts psychologiques, des traumatismes, des cas psychiatriques voire des décès. Ces deuils ne s’effacent jamais de la mémoire de l’ascendant, du père, de la mère, du frère ou de la sœur.

Ainsi, Kossi Efoui pense que des figures d’Isis et d’Antigone sont présentes aujourd’hui dans des deuils impossibles. Un personnage part comme une dératée racontant l’histoire de son frère, membre de la compagnie disparu depuis dix ans. Les faits sont présents dans sa mémoire, elle vit chaque détail lors de cette disparition. L’écoute est aussi dangereuse dans le cas des deuils impossibles et inspire des pensées embrouillées. Des mots pour adoucir sont nécessaires.  La force des mots dans le Yo bo associe des mots à la fabrication des objets comme une mise en scène : les cheveux ou poils, des charbons, des animaux morts, feu…. Le comédien a besoin d’accessoires pour accompagner ses mots, ses jeux. L’effet produit par la parole et les objets sur le sujet s’apparente à notre fonction d’exorcisme : ressusciter un mort, lui redonner une vie nouvelle.

Les faits relatés par Benoît Komlan Tokpo, pour le profane, s’apparentent à des fables, des mythes, mais ils sont nécessaires pour faire avancer notre recherche, la pousser vers de nouvelles fonctions de la tragédie ; lesquelles sont compréhensibles au regard de certains rituels Assafo et Zangbetɔ que nous avons suivis en utilisant l’ethnoscénologie de Pradier.

Gaëtan Noussouglo©Togocultures


[1] Ces deux mots « bo » et « gbessa » sont en Ewé, mina. En fon on parle « bocio » et de « gbessa » ou de dzo ka.Nous sommes en fait dans un monde ésotérique. Les deux mots sont utilisés pour fabriquer un objet protecteur. L’objet « bo »  fabriqué ne peut s’utiliser sans les paroles incantatoires (gbessa) ou (dzo ka).

[2] Interview d’Azé Kokovina réalisée le mardi 18 février 2023. Cette interview a été recueillie au téléphone pour mieux cerner le bo et gbessa. L’ayant rencontré plusieurs fois, nous sommes devenus presque amis et nous pouvons l’appeler ou se rendre chez lui à n’importe quel moment.

[3] Au Togo, un père décédé est remplacé par un oncle ou un membre de la famille de son père pour veiller sur les enfants. Même si les enfants sont âgés, il intervient pour résoudre des problèmes dans les foyers ou pour veiller à l’harmonie conjugale

[4] Vodoussi ce sont les adeptes de vodou. Généralement, ce sont des femmes qui font un ou deux ans de couvent et qui sont associés à telle ou telle divinité. On Bénin on parle de vodoun. Elles font les couvent très jeunes, la plupart des filles n’étant pas scolarisées, le gouvernement avec l’aide de l’UNESCO en  a dû intercéder pour qu’elles fassent leur formation pendant les vacances. Se référer à l’article « Togo : les fillettes asservies dans les couvents vaudou retournent à l’école » https://www.lapresse.ca/international/200809/08/01-666308-togo-les-fillettes-asservies-des-couvents-vaudou-retournent-a-lecole.php

[5] Cette interview de 14mn 30 de Benoit Komlan Tokpo a été filmée le jeudi 8 novembre 2018 à Amadahomé à Lomé. Torsu nu, Benoit Tokpo était à l’aise en parlant son ouatchi d’origine, une des langues parlées dans le sud du Togo. C’était un conteur fin qui était en train de donner des indications sur sa fin de vie probable.

[6] KOLPAKTCHY Grégoire, Livre des morts des des anciens égyptiens. Un texte mystérieux, sacré et initiatique,. J’ai lu, Paris, p. 462

2 Responses

    1. C’est dans l’ordre normal des choses. Je change les orientations du site. Il y aura peu d’articles d’informations mais davantage d’articles de fond. Merci à toi Richard de nous suivre.

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