Kangni Alem et l’art de la nouvelle « La Gazelle s’agenouille pour pleurer »

La gazelle s'agenouille pour pleurerL’écrivain togolais Kangni ALEM est connu et admiré comme un auteur « engagé », dont l’écriture, depuis des années, essaie d’explorer les contradictions de la mémoire sociale de son pays. Le dramaturge talentueux que l’on sait (Lauréat du Grand Prix Tchicaya U’Tamsi 1990, Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire 2004), et metteur en scène a également fait ses preuves depuis longtemps. C’est cependant le nouvelliste qui me touche, l’auteur de La gazelle s’agenouille pour pleurer, recueil de douze(12) nouvelles dont je voudrais dire un mot.

A l’approche du livre, ce qui frappe d’abord, c’est son beau titre qui fait rêver sur son contenu subodoré, et c’est déjà une raison d’attachement, d’amour. A la curiosité du critique, l’auteur avait confié ceci : « le titre m’a été inspiré par une lecture théologique. L’histoire d’un missionnaire en équipée au Zimbabwe, qui rencontre de nuit, dans une réserve, une gazelle qui sous l’effet paralysant des phares de sa voiture, eut l’air de s’agenouiller pour pleurer ». Ce beau titre est donc né des cendres refroidies d’une enfance austère où l’auteur cherchait encore le visage de Dieu dans les livres de théologie.

L’écriture est avant tout un rapport singulier à l’intimité des mots

Ecrits à des moments différents (1988- 1998) et dans des états d’esprit fort différents aussi, les récits de ce recueil témoignent d’une diversité d’inspiration.

S’il est écrit que pour Kangni Alem « l’écriture est avant tout un rapport singulier à l’intimité des mots », je renchéris à la lumière de ce recueil que les mots, chez Kangni Alem, suivent un itinéraire géographique, que j’appelle son itinéraire A-B-C (Afrique – Bordeaux – Chicago). L’Afrique étant la base, les deux autres continents les étapes constructives de son existence et sa personnalité cosmopolites.

Ses récits, riches en mots-thèmes, ne sont pas seulement ceux d’un magnifique nouvelliste, mais également la traduction des sensations intérieures d’un homme dont l’engagement dans la vie dépasse de loin celui d’un simple observateur. Son langage a la chaleur d’un pacte de feu conclu entre le vécu et l’imaginaire : le réel et la fiction jouent constamment les vases communicants. Dans ce pacte d’échange de ressources, l’écriture alemienne devient Sensibilité –Sensualité. Le tragique et le comique font ensemble l’amour à l’écriture : une héroïne est matassée (violée), sans porter pour autant la « griffe de la honte et de la souillure ». Elle devient plus que jamais, le miroir de différentes images sociales qui sont transposables, transportables. Des images qui ont donc la rapidité d’une gazelle, en vertu d’une théorie bien épousée par l’auteur, et qui fait que « Tirana est transportable n’importe où, au Zaïre ou à Varsovie », même à la « Place Tienanmen » en espace de dix (10) minutes.

 Voyages sporadiques sans réservations

De ces voyages sporadiques sans réservations, le nouvelliste avec sa charge de militant engagé, entend donner des images téléchargeables. Tout au long du livre, volontiers, le lecteur le suivra tantôt dans cette ville « en proie aux incertitudes ( où ) l’imposture du parti unique rend les vies éclopées » , tantôt là où on découvre le « cercueil précaire aux flancs militarisés ».

On passe de « la cité nommée Kra, voisine tumultueuse et ennemie séculaire de T. Brava » à celle où « aux abords de l’aéroport, aucun civil, des zombies partout, zombies-kaki, armés jusqu’aux dents, zombies-microbes, les yeux rougis par je-ne-sais-quel-piment-cabri ».

Même s’il s’en défend souvent, c’est en vain que le  « tractographe », le militant engagé tente de tuer le serpent du politique qui rampe sans cesse sur le sentier littéraire. Je concède que par moment, la clairvoyance de l’écrivain dissout les ferveurs du militant. L’écriture finit donc par remporter une victoire éphémère : le serpent est assommé, mais il est toujours vivant. Soudain, il « revient de son évanouissement », à l’instar d’un personnage du recueil pour lui dire : « Tu crois m’avoir tué, hein ? Détrompe-toi, t’as devant toi un serpent blessé, mais tu n’as pas encore coupé la tête au serpent ».

De ce duel permanent naîtra une accoutumance, une réciprocité à l’exemple du « ventre ami des fesses », qui équilibre l’écriture ; qui permet à l’écrivain engagé de raconter des faits graves sur un ton désopilant : « Les militaires lui ont dit : hé chérie, ta chose-là même c’est doux, c’est chose de blanche, reviendrons dans dix jours ». Et Da Betta peut « au passage, gifler bruyamment le jeune homme qui compare, à haute voix, les poils de la matassée à des broussailles d’épines en feu ».

 La fameuse rumeur de vol de sexes

L’auteur peut ainsi , non sans peine, « tirer un trait sur la vraie histoire de Marie-Galante, la femme (qu’il a) vue mourir comme une chienne entre les bras des marins et les griffes des proxénètes de Macao ». Il peut surtout nous parler de « vol de sexes », ces rumeurs qui engendrent parfois des drames sous les tropiques ; de la guerre civile ; de la manipulation des consciences à travers la prolifération des églises avec de nombreux sectateurs et pasteurs escrocs ; de la corruption ; des surprises de l’immigration ; de la technologie moderne à travers le prisme du comédien  de la nostalgie de l’enfance avec ses jeux qu’on a tendance aujourd’hui à jeter au rebut ; des accusations gratuites de sorcellerie dont plusieurs ont été victimes ; des « Frontières » pour lesquelles il fait remarquer qu’elles sont nées à Berlin et Berlin n’a plus de frontières . Une remarque qui ressemble fort à un appel à l’unité, au combat panafricain de l’auteur.

Dans cet univers « en plein délire » ou même «  le suicide d’une poignée d’intellectuels ( en direct à la télé ) ne suffit guère à son évolution », l’écrivain s’interroge : « comment battre la campagne pour chasser les mythes ? »

L’oppression se nourrit du silence et de l’inaction

D’emblée, il écarte le silence qui perdra (son) pays. En bon militant engagé depuis la fin des années 1980, il sait mieux que quiconque que « l’oppression se nourrit du silence et de l’inaction ».

Cette interrogation est aussi celle de son art. « Beaucoup de lucioles agglomérées autour de ses pieds. Exploiter l’image dans le sens d’un symbole régénérateur. La connaissance des mythes relatifs à la lumière dans les traditions de son pays pourrait  peut-être (l’) aider ».

En fin tacticien, ce Docteur ès Lettres sait passer, à volonté, son écriture dans le moulin de la tradition orale africaine. L’écriture ressort accommodée, mais non moins vivante : « Eeeh, yégé ! Les filles, venez voir ! L’homme est là, plus vivant que serpent, on parle de lui, le voici. Korombozi ! Koromboza ! Eeeh, l’homme-là, c’est ton visage ça ? Meeeja ! »

A l’instant, le nouvelliste semble dire : « J’écris d’abord pour mon peuple ». Il s’adresse aux initiés en usant des expressions et noms tels que : « la danse du feu », « gazo », « piment-cabri », « planter le salut », « blessées de guerre », « battre la parole », « Sun Alvys », « Yosef » etc.

Il ne sacrifie pas pour autant sa chère technique d’ubiquité : il demeure vigilant.

L’écriture s’ouvre de nouveau aux souffles de partout en prenant presque naturellement, l’accent idoine : « T. avait laissé partir le bus 43. « Fori tri ! »… ». On voit là que Kangni Alem est bien inscrit dans son temps. Désormais, il peut également parler de cette ville où la course au logement pour une immigrée illégale relevait du miracle. L’écriture déploie finalement sa voilure d’équilibre, et l’auteur peut préciser : « Ecrire met en situation de chercher l’équilibre tout le temps, pour soi-même, pour ses personnages, pour ses lecteurs…le risque est grand de tourner en rond sans jamais atteindre l’essentiel, le risque est réel d’accumuler maladresses et malentendus suite au code choisi ».

Kangni Alem maîtrise incontestablement ce art que voilà mentionné. Mieux, il nous présente le tableau d’une écriture mâture qui libère totalement la parole. Cette dernière progresse, elle semble dépasser la continence du « chercheur de Dieu » d’autrefois, elle brise les œillères et la muselière de l’enfant de dix ans qui avait « une idée fausse de l’amour », qui « ne savait pas ce qu’il fera de Lawanda » qui ne pourrait que « dire à toute l’école que (Lawanda) fait des choses avec Maître Robert », le sémillant instituteur. Il peut à présent avouer avoir « fait l’amour à Pénélope » devant sa meilleure amie, « caresser les cuisses » de femme, « triturer le sexe à travers l’étoffe du pantalon », sentir « l’odeur des doigts sous la robe d’écolière de Lawanda ».

 Kangni Alem dénonce l’hypocrite pudeur de notre société

Révolution réussie. Kangni Alem semble dénoncer à sa manière, l’hypocrite pudeur de notre société sur la sexualité. Nombreuses sont, sous sa plume, les scènes d’amour admirablement racontées. Ainsi, dans la première nouvelle qui donne le titre au recueil, cette scène :

« Les nuages dessinent un corps de femme que les vents dénudent lentement. Sur l’arbre acacia, l’oiseau enfonce son bec dans le nid. La nichée tressaille de contentement, juste au détour de la ligne de partage du camp et de l’oued… »

ou celle-ci au rythme d’une « matasse » :

« L’un des hommes, plus pressé que les autres, commence à jouer du tambourin tout au fond de son ventre à elle, fort, très appliqué, bientôt relayé par un joueur au muscle plus puissant qui lui fait exécuter la danse du feu, au son de douloureuses éclaboussures, de jappements assourdis ».

L’écriture coopère donc, suit le rythme, elle va crescendo, elle atteint l’extase dans la dernière phrase de la dernière nouvelle (Le miroir de l’âme/2), elle est sublime : « Dans un petit coin de terre, un petit coin de chair, un très long parapluie convoie la pluie jusqu’au centre de la chair…frissons ».

L’écrivain sait, comme Baudelaire, que « l’abîme de la chair appelle l’abîme de l’âme ».

Kangni Alem recrée la réalité

Si on considère la nouvelle comme  « un récit généralement bref qui vise à l’intensité, qui cherche l’efficacité par l’économie », alors le nouvelliste, fût-il réaliste, doit « recréer la réalité ». Il doit travailler le mot comme l’artiste malaxe la matière. Kangni Alem sait le faire merveilleusement, notamment dans Le cancer aux tropiques. L’histoire d’un dictateur mis en déroute qui débarqua chez son alter ego, avec la momie (devenue puante) de sa première femme. Cette histoire par exemple, au delà du bluff, (d’) une invention putrescente d’esprits mal tournés, est née d’un fait concret. Il montre sur un ton hilarant la fin humiliante d’un autocrate.

Dans ce décor tropical, et comme pour y apporter sa touche d’humour « juste au moment où personne ne s’y attendait, Anansé cria pour demander silence. Il se leva, alla se mettre au milieu du wagon et, comme on dit chez lui, il s’oublia bruyamment, il lâcha un gros pet noir dont la fumée fit suffoquer frenchy et ses copains ».

« Dire un mot », avais-je annoncé ; je ne prétendrais donc pas à une vision exhaustive du recueil- loin s’en faut- , ni lui voler tous ses charmes. Voilà pourquoi La gazelle s’agenouille pour pleurer reste à découvrir.

 Eloi Koussawo

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