Grand Prix Tchicaya U Tam’Si du Concours Théâtral Interafricain en 1990, Chemins de croix fut édité par NEA-Togo en 1991, avant d’être revu et publié aux éditions Ndzé en 2005. Dans cette parodie biblique, deux étudiants, Amel et Amouro, sont incarcérés dans de pénibles conditions pour avoir distribué des tracts réclamant un semblant de liberté et de justice dans leur pays.
En proie à l’angoisse, les prisonniers vont l’un vers l’autre et se découvrent avant que n’entre en scène un aumônier. Ce dernier, précédemment engagé contre la dictature buesque de l’Empereur, fut récupéré et envoyé pour faire entendre raison aux « égarés ». Trahir leurs compagnons de lutte pour échapper à la condamnation : telle est l’injonction du dictateur. Amel boira la coupe de la trahison alors qu’Amouro tiendra ferme jusqu’à la mort. Écrite au moment même où son ami et compagnon d’écriture, Kossi Efoui, était emprisonné pour avoir projeté une distribution de tract sur le campus de Lomé, Chemins de croix fut un exutoire par lequel son auteur exprima sa révolte et sa colère face à la barbarie et à la soldatesque d’un régime dont lui et toute sa génération étaient les victimes. C’est ainsi que dans un contexte social miné par la peur, la répression et l’autocensure, il a osé exposer un idéal de justice et de liberté, qu’Amel résumera : « Ils réclamaient une meilleure répartition des bourses. Sans tenir compte de la provenance ethnique des étudiants. L’amélioration des conditions de transport et de restauration. La création d’emplois, la liberté d’expression, la libération des étudiants enfermés dans les prisons de l’empire. » Le registre de langue est ybride, les mots sont tour à tour poétiques et orduriers, mais l’expression théâtrale est surtout caricaturale ; d’une verve avant tout antimilitariste. Alem décrit en effet un sergent Cassecouilles anémié de toute capacité de réflexion et offrant l’image d’une brute, un automate, qui écrase toute velléité d’insoumission. Il s’agit, dira Amouro, « du flic chapon qu’on a châtré, engraissé et dressé pour la répression des rêves anormaux ». Dans sa convocation et sa mise en scène du pouvoir arbitraire, l’auteur s’emploie à briser les fondements du mythe du leader-dieu, vénéré par son peuple-singe abruti par des slogans et des mots vides, ne se rapportant à aucune réalité du pays. C’est là le cri de détresse d’Amouro : « Non, Amel, on t’a piégé les oreilles, on les a programmées pour réagir aux formules creuses. […] Le piège des mots ! Les mots piégés qui ont nourri notre enfance ! »
Outre la figure du dictateur et celle du soldat, deux autres figures dominent la pièce, il s’agit de la figure du poète et celle de la femme. La seconde joue un rôle déterminant dans la construction du récit, car, comme Ève dans le Jardin d’Éden, elle brise la solitude d’Amouro et dissipe par sa présence ses angoisses, même si ce n’est que de manière éphémère. Elle est pragmatique et se réclame réaliste par opposition à la rêverie d’Amouro. Elle symbolise par ailleurs la tentation, l’ultime manœuvre pour incliner le cœur de son mari vers la trahison. Ce dernier représente la figure du poète, le rêveur fou qui veut changer le monde. Sa folie, il la revendique et l’associe à un refus de la démission et de la compromission, quel que soit le prix à payer. Dans son fonctionnement, il est le symbole de la perversion de l’ordre établi par la baïonnette, une perversion qui se situe tant au niveau de son discours qu’au niveau de son attitude contraire à celle de sa femme et d’Amel le traître. Icône du Christ des Évangiles, la détermination et une volonté sacrificielle s’attachent à ce personnage.
Chemins de croix fait partie des œuvres de cette nouvelle génération d’auteurs africains qui ont bouleversé l’esthétique théâtrale de ce qu’il est inconvenant aujourd’hui d’appeler « théâtre africain ».
Mensah HEMEDZO Source: Culturesfrance: