Roger ATIKPO, l’homme-scène qui va au-delà du conte théâtralisé.

Praticien d’un art singulier, le conte théâtralisé, Roger ATIKPO puise son inspiration aux sources vives de la compagnie Zitic-Togo, l’une des références majeures du genre. Habité par une passion profonde pour le griotisme, il s’est approprié avec virtuosité la kora, instrument emblématique de traditions qui ne sont pourtant pas celles de son terroir natal. À l’image de bien des artistes dramatiques de sa génération, il s’est d’abord formé sur le terrain, au gré des expériences et des scènes locales, avant de franchir les seuils d’espaces d’échanges féconds, de rencontres plurielles et de parcours de perfectionnement aux formes multiples. Aujourd’hui figure accomplie de la scène théâtrale togolaise, au sommet d’un art qu’il façonne avec exigence et sensibilité, Roger ATIKPO invite à une question essentielle : qui est-il vraiment, et quel chemin l’a conduit jusqu’ici ?

Une enfance artistique et culturelle obligatoire

Né à Lomé, Roger ATIKPO a grandi dans un écosystème naturellement artistique, dont l’ancrage symbolique demeure la plage ensoleillée et chantante de son enfance. Là-bas, à Kodjaviakopé- Nyekokakpoè, entre les filets qu’emmêlent les pêcheurs aux premières heures et les voix des mères fredonnant des berceuses, entre le crieur public et les vents salés chargés d’histoires, son imaginaire s’est nourri, fécondé par le chant du quotidien. Très tôt, l’enfant bricoleur qu’il était forge sa toute première guitare à partir de boîtes de conserve récupérées, posant ainsi les premiers accords d’une destinée vouée à l’expression.

Roger Atikpo en action

Dans les années 1970 et 1980, le quartier qui l’a vu naître rayonnait comme un véritable épicentre des groupes folkloriques. Son père, tout comme son grand-père (chef du quartier), y tenait un rôle central. Ce terreau vivant était à la fois école de littérature orale et sanctuaire de transmission d’un savoir ancestral. Il s’y déployait notamment l’art de l’Akpalu fe agoha, expression chantée tissée de poésie, de proverbes scandés et d’une sagesse populaire qui s’ancrait dans chaque mot.

L’univers familial n’était pas en reste. Sa mère, adepte du dieu du tonnerre Hébiesso, l’enveloppe d’un monde sacré, rythmée par les chants rituels et les voix invisibles des ancêtres. Cette musique du divin se mêlait aux récits profanes transmis à la radio. Les émissions de contes de Radio Lomé, orchestrées par des figures telles que Combey Lota, Novi Homefa ou encore Amégan Kpon, résonnaient dans les foyers comme des rendez-vous initiatiques. À la nuit tombée, dans le sable tiède, à l’ombre bienveillante des cocotiers, les enfants s’asseyaient autour du père-conteur, dépositaire d’un patrimoine que seuls les silences savaient ponctuer.

Roger ATIKPO garde aussi, dans les replis de sa mémoire, la trace d’une arrière-grand-mère peuhle. Et il est désormais convaincu de ‘‘l’appel du sang’’, car le hasard n’existe pas, c’est cette ascendance lointaine qui l’a mené sur la route du griot Djéli Mbady Kouyaté, maître de la parole et de la kora, qu’il rencontre bien des années plus tard à Conakry en Guinée. De cette rencontre naîtra une filiation artistique : « Oui, il m’a adopté, confie-t-il. Et par cette adoption, je suis devenu griot. »

Le cadre formel de l’école et les rencontres déterminantes

L’affirmation de soi, chez Roger ATIKPO, germe très tôt, dès l’âge de sept ans, au sein du mouvement scout. Là, dans les bois habités de chants, de feux de camp et de rituels symboliques, l’enfant découvre l’art de capter l’attention, d’animer les siens, de moduler la voix au rythme d’un sifflet ou d’un refrain. De cette ferveur collective naît bientôt une petite chorale scolaire, premier espace d’expression harmonieuse de sa sensibilité.

Roger ATIKPO à Défalé photo G.Noussouglo

À l’école primaire, ses instituteurs sont souvent charmés par sa diction claire, sa prestance dans les récitations et les lectures à voix haute. Un don précoce qui se cultive et se précise au collège, où les semaines culturelles deviennent pour lui des scènes d’initiation. Ces fêtes scolaires, bien plus que de simples divertissements, agissent comme une véritable école parallèle, forgeant son goût pour les arts de la scène.

C’est également au collège que s’opère une rencontre décisive : celle d’amis passionnés par la chose théâtrale. Ensemble, ils forment un noyau ardent, prêt à braver les obstacles, même en l’absence de salle de répétition. Qu’importe ! Ils trouvent refuge dans les maisons, réinventent les scènes avec peu de moyens mais beaucoup de ferveur. Une pièce anonyme, L’Argent ne fait pas le bonheur, le marque profondément, révélant la puissance cathartique du théâtre.

Le début des années 1990 constitue une nouvelle étape. Il croise la route du comédien Koffi AHIANKPOR, alias Politicos, dont il découvre l’univers teinté d’humour et de satire. À ses côtés, il joue une adaptation théâtrale du Pagne noir de Bernard Dadié. Mais l’apprentissage ne s’arrête pas là : Roger ATIKPO s’initie à la fabrication de masques, de marionnettes, d’accessoires et de costumes, une plongée concrète dans l’art du conte théâtralisé, où chaque objet devient prolongement du récit.

En 1993, il rencontre le dramaturge Senouvo Agbota ZINSOU, dont les conseils avisés viennent éclairer sa jeune trajectoire. Peu après, il intègre la troupe nationale, marquant ainsi une reconnaissance officielle de son talent. Comme le souligne finement Olivier TODD : « Le mystère de la création s’inscrit aussi, invisible, dans la biologie, les rencontres, une somme de hasards qui, après coup, paraissent nécessaires. »

Cette même année, il participe à un atelier transfrontalier sur la gestion de l’espace scénique, animé par Hermas GBAGUIDI et réunissant artistes togolais et béninois. Puis, en 1994, survient la consécration : sa première représentation internationale lors du Festival International de Théâtre et de Marionnettes de Ouagadougou (FITMO). Il y incarne un rôle dans Ize-Gani, l’enfant vert, conte signé Boubou HAMA, une œuvre qui scelle à travers la parole incarnée sa place dans l’univers du conte théâtralisé.

La professionnalisation à Lomé et au-delà des frontières

Le succès rencontré à Ouagadougou fut un tremplin : le spectacle qui avait représenté le Togo au FITMO 1994 fit l’objet d’une tournée nationale jusqu’à Kara, consacrant ainsi la reconnaissance de son travail sur la scène togolaise. Pendant ce temps, Roger ATIKPO poursuivait inlassablement sa formation, peaufinant ses jeux d’acteur, son occupation de l’espace scénique, sa maîtrise vocale, ainsi que l’art du chant et de la musique.

C’est en Suède, en 1994, qu’il participa à un atelier de voix animé par Lisa BRAND, élargissant davantage ses horizons artistiques. Confronté à l’absence d’une école spécialisée dans son domaine de prédilection, il trouva, en 1996, son tout premier maître de la kora : feu Corneille Kossi AKPOVI, qui accepta de le prendre sous son aile et de l’initier à la kora. Avec son compagnon de route Ruffin ABALODO, il fut l’un des disciples les plus assidus à l’Espace AREMA, aujourd’hui devenu Espace LEVEL.

Plusieurs compagnies théâtrales togolaises furent pour lui autant de laboratoires d’expérimentation scénique : l’Ensemble Artistique de Lomé (ENAL), Louksor, l’Atelier Théâtre de Lomé (ATL) entre autres. Grâce à une écoute fine et une observation attentive, il apprit à jouer de la kora avec le cœur, le pouce et l’index, devenant tour à tour conteur, comédien et même luthier de cet instrument emblématique.

Les années suivantes furent jalonnées de rencontres marquantes : en 2001, il prit part à l’atelier Matelot I sur le jeu d’acteur avec Alfa Ramsès, puis aux Résidences de formation et de création des Récréâtrales au Burkina Faso en 2001, 2004 et 2016, autour de Richard III de William SHAKESPEARE, mis en scène par Barbara LIEBSTER. En 2003, il participa à un atelier d’écriture organisé par Escale des Écritures et le Centre Dramatique National de Saint-Étienne en France.

Commence alors un véritable chantier artistique avec Escale des Écritures, au sein du Centre d’art dramatique de Saint-Étienne. Son texte Sous le grand Kapokier, publié aux Éditions Lansman en 2005, figure parmi les courtes pièces jouées par des étudiants. Comédien associé à la Comédie de Saint-Étienne lors de la saison 2010-2011, il entame une nouvelle phase de son parcours. De 2011 à 2021, il est accueilli au sein d’Acte Sept au Mali, sous la direction d’Adama TRAORÉ. Parallèlement, il suit une formation continue au Centre international de recherche théâtrale de Biarritz en France, dirigé par Gaël RABAS.

En 2006, il participe à la création de Catharsis de Gustave AKAKPO, mise en scène par Jean-Claude BERRUTI, une production du Centre Dramatique National et de la Comédie de Saint-Étienne. Deux ans plus tard, en 2008, autour de lui, la Compagnie Angle d’Ange et le Théâtre Populaire Roman de Suisse, dirigés par Andréa NOVIKOV, montent Woyzeck de Georg BÜCHNER.

De 2010 à 2011, il prend part à plusieurs créations marquantes : Macbeth de SHAKESPEARE (la version de Heiner MÜLLER), mise en scène par Jean-Claude BERRUTI ; Huis clos de SARTRE, mis en scène par Vladimir STEYAERT ; La Farce de Maître Pathelin, mise en scène par Hassane Kassi KOUYATÉ.

En 2012, en Belgique, il joue au Théâtre de la Balsamine dans Le Banquet dans les bois sous la direction de Sabine DURANT. En 2016, en France, il interprète Si tu sors, je sors de Gustave AKAKPO et Marc AGBEDJIDJI, puis Looking for Quichotte de Charles-Éric PETIT, dans une mise en scène de Vladimir STEYAERT.

En 2018, il joue au Mali dans Le Voyage d’Amadou de Michel GENDARME, mis en scène par Adama TRAORÉ, et l’année suivante dans Étranges Étrangers de Joshua SOBOL, sous la direction de Jean-Claude BERRUTI. Infatigable, Roger ATIKPO poursuit son chemin, accueilli en 2016 en résidence d’écriture à l’université d’Innsbruck, en Autriche.

Le conte théâtralisé : une invention scénique togolaise qui voyage

C’est par les voies de la scène que le Togo s’est affirmé comme le berceau d’un genre théâtral inédit : le conte théâtralisé. Cette forme hybride, qui s’est imposée dans les festivals africains comme une respiration nouvelle du théâtre, doit beaucoup à l’audace créative de la compagnie togolaise Zitic. En 1989, Béno Alouwassio SANVEE et ses compagnons en posent les jalons avec Vérité au creux du mensonge, création fondatrice qui connaît un succès éclatant. De ce triomphe naît un long périple artistique, qui mènera la troupe à travers tout le continent africain, et bien au-delà, jusqu’en Europe.

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Le principe du conte théâtralisé repose sur une alchimie subtile : à partir d’un texte souvent épuré, un conte, il s’agit de déployer une mise en scène où musique, danse, jeu d’acteur, récit, action, espace et temps dialoguent en symbiose. Plus qu’un spectacle, c’est une expérience sensorielle et collective, une célébration vivante de la parole incarnée. Le défi majeur consiste à maintenir l’équilibre fragile entre la narration et l’action scénique, tout en déjouant les écueils du folklorisme.

Ce genre, longtemps à la mode dans les cercles artistiques africains, a essaimé sur le continent, inspirant nombre de compagnies. Parmi celles-ci, la compagnie Aktion, fondée par Roger ATIKPO, s’est imposée comme l’une des héritières les plus fidèles et les plus inventives de cette tradition. La reconnaissance est allée jusqu’au Ghana voisin, où Béno SANVEE fut invité à diriger en 1999 une création de la Troupe Nationale « Abibigromma » au FESTHEF : Le Secret du vieux puits, joué en français par des comédiens anglophones, avec un délicieux accent qui ajoutait à la saveur du propos.

Quant à Roger ATIKPO, il a su faire du conte théâtralisé un véritable champ d’exploration artistique. En 2003, son spectacle Autour de la kora, qu’il écrit, met en scène et interprète, remporte tous les honneurs au FESTHEF : meilleur comédien, meilleure mise en scène, et Grand Prix du festival. Suivront Tonnerre (2004), Le Fromager (2006), La Source (2007) et Langage pluriel (2008), autant de jalons dans un parcours où la tradition orale rencontre la scène contemporaine pour mieux interroger notre humanité commune.

Une carrière d’exception au service de la scène 

C’est en 1992 que Roger ATIKPO entre en scène, incarnant un rôle dans La Traversée du Désert, texte et mise en scène de Banissa MEWE. L’année suivante, il récidive dans Dépotoir, une autre création du même auteur. Le ton est donné : un acteur naît, porté par le souffle des mots et le feu de la scène.

Roger Atikpo joyeux à Kodjoviakopé

L’année 1994 marque un tournant. Il participe à La Bible de Bertolt Brecht, mise en scène par EKLOU Nattey Ablodevi, mais aussi à une adaptation scénique du roman Doguicimi de Paul Hazoumé, orchestrée par Anoumou Yom KOUVAHEY. Suivront Le Cid en rap, d’après CORNEILLE, mis en scène par Alfa Ramsès, puis La Récupération de Kossi EFOUI, sous la direction de Kangni ALEM. En 1995, il joue dans Yélé Makoundi, texte coécrit par Alfa Ramsès et Banissa MEWE. En 1997, il est au cœur de Tchakatchaka, un spectacle de contes et de poésie dirigé par Gaëtan NOUSSOUGLO. Puis, en 2000, c’est Chobun d’O-TAE SÔK, une mise en scène signée à quatre mains par Kangni ALEM et Gaëtan NOUSSOUGLO.

Fondateur et directeur artistique de la Compagnie Aktion, Roger ATIKPO se voit décerner le Prix du Meilleur Comédien au FESTHEF en 1995 et en 2003, ainsi que celui du Meilleur Metteur en Scène cette même année. Des distinctions qui consacrent une carrière aussi dense qu’exemplaire.

Les années suivantes confirment son rayonnement : Kerim Bosso, écrit et mis en scène par Rodrigue NORMAN, le met en lumière en 2016 et 2017 ; de 2016 à 2018, il incarne Paroles de Cordonnier sous la direction artistique d’Alassane SIDIBE. En 2020, il prend part au spectacle Irou Aye, une production de l’Institut Français du Togo réunissant conteurs et échassiers du collectif Afuma.

En 2022, il brille dans Isis-Antigone ou la tragédie des corps dispersés, texte de Kossi EFOUI, dans une mise en scène de Gaëtan NOUSSOUGLO et Marcel DJONDO. Trois ans plus tard, en avril 2025, il illumine Cabaret Brésil, adaptation scénique du roman Esclaves de Kangni ALEM (Éditions J-C Lattès, 2009), dans une mise en scène toujours signée NOUSSOUGLO et DJONDO. À chaque création, Roger ATIKPO s’impose, tel un rouage essentiel de la mécanique dramatique.

Dans un paysage artistique où les repères vacillent, où les voix s’élèvent sans fondement, parfois au mépris des aînés, et où les réseaux sociaux consacrent des idoles d’un jour, il est de ces présences rassurantes, solides, presque mythiques. Une figure tutélaire : celle du MAITRE Roger ATIKPO, semblable à un Dionysos tropical, à la fois frêle et robuste, irradiant la scène de sa voix chaude et de son jeu subtil, rigoureux sans jamais être figé.

Il prête, depuis des décennies, sa « délicate carcasse » aux rêves, aux fulgurances, aux démesures des créateurs du monde entier, avec une générosité rare : fraternelle, souvent paternelle même, envers les jeunes metteurs en scène. Comment expliquer qu’une telle stature, fruit d’un engagement de tous les instants, ne soit pas plus reconnue à sa juste valeur par ses contemporains, dont beaucoup pourraient être ses enfants, sur scène comme dans la vie ? Traversant les générations avec grâce, dépositaire d’un parcours kaléidoscopique, il incarne une forme de sagesse en mouvement, semant ici et là les graines précieuses de l’humilité. Par ce geste discret mais profond, il rend hommage, à sa manière, à ceux qui l’ont précédé dans l’amour de cet art total.

Véritable globe-trotter des arts de la scène, Roger ATIKPO est aujourd’hui l’un des visages les plus représentatifs du théâtre togolais, toutes générations confondues. Comédien d’exception, il nous enseigne que la dramaturgie ne se loge pas uniquement dans les mots. Son corps entier parle. Son visage, ses gestes, sa simple présence font surgir une autre forme de langage, où le texte devient chair et le silence, éloquence. Il incarne ainsi ce que Georges BRAQUE appelait l’indicible de l’art : « Il faut se contenter de découvrir, mais se garder d’expliquer. Il n’est en art qu’une chose qui vaille : celle qu’on ne peut expliquer. » En cela, Roger ATIKPO demeure une étoile polaire pour les comédiens d’aujourd’hui et de demain. Une référence. Une légende vivante.

 

Adama AYIKOUE,

Critique d’art.

4 réponses

  1. Un très bel article rendant hommage à un vrai artiste, à un vrai homme sage et soucieux du futur de son métier à travers son sens de la transmission aux jeunes générations. Beaucoup de santé et de force à lui par la grâce de MAWU SOGBO LISSA.

  2. Je suis très ravie de lire votre article qui me permet de connaître histoire et parcours ce grand homme de culture togolaise

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