Dans Cola Cola Jazz, son premier roman, Kangni Alem s’attachait au destin d’Héloïse, une jeune métisse, qui décidait de partir en Afrique afin de retrouver son père dont elle ne connaissait que ce que sa mère avait bien voulu lui raconter. Lorsque, quelques années plus tard, la même Héloïse se résout à reprendre le chemin du continent, elle ne sait pas encore qu’elle va écrire « une suite échevelée » à l’épisode précédent. C’est qu’entre-temps bien des choses ont changé dans sa vie. Et d’abord la disparition de sa mère qui, après maintes tentatives, a enfin réussi son suicide : métro Saint-Michel/ RER B. Son père, toujours imprévisible, naguère virulent et insaisissable opposant au tyran Yamatoké, a fait un retour inattendu dans les allées du pouvoir. Non sans quelques dégâts collatéraux pour l’entourage : en effet, peu de temps avant son retournement de veste, la villa de ce politicien véreux a fait l’objet d’un siège en règle par des « hommes en bleu », opération de représailles musclée et meurtrière. C’était l’époque où les pêcheurs de la lagune ramenaient de bien scabreuses prises dans leurs filets… Mais, à vrai dire, si l’héroïne de Canailles et Charlatans revient à TiBrava c’est moins pour renouer avec un père largement improbable que pour accomplir un devoir sacré exigé par sa mère dans le testament rédigé à la veille du grand saut : disperser la moitié de ses cendres dans l’Atlantique et réserver l’autre moitié… pour le lit de son ex-amant, auquel elle est demeurée attachée !
Cette mission insolite n’offrirait a priori pas grandes difficultés, n’était la série d’embrouilles qui vont jalonner un aussi curieux pèlerinage. À commencer par le vol de l’urne funéraire, en l’occurrence une boîte à café métallique, qu’un piroguier indélicat dérobe à notre jeune métisse, vol qui va être le point de départ d’une série de catastrophes. En plein désarroi devant ce coup du sort, et le téléphone cellulaire du paternel demeurant désespérément muet, Héloïse entreprend alors de rechercher de l’aide auprès de Sosthène, ex-amant rencontré lors du précédent séjour, qu’elle finit par retrouver au « Robinet », métamorphosé en petit caïd régnant sans partage sur une boîte de nuit interlope. La rencontre avec un personnage aussi douteux (l’héroïne découvre avec horreur ses pratiques homosexuelles et pédophiles) fait basculer l’histoire du sordide au tragique. Accourus au domicile de Sosthène dans le but de récupérer l’urne funéraire dont il s’est mystérieusement emparé, Héloïse et son père ne peuvent que constater l’irréparable : l’homme vient d’être décapité par Germaine Chicaïa, sa cousine – en réalité son esclave sexuelle –, qui n’a pas supporté que ce personnage libidineux sodomise sans vergogne son propre fils, Joujou, âgé de douze ans. Mais d’urne funéraire, point. Il faudra une ultime visite à l’hôpital psychiatrique (où Germaine, internée, vient de se pendre) pour déchiffrer le message posthume indiquant la planque où Sosthène a dissimulé la précieuse boîte à café. C’est l’occasion de porter un dernier regard sur ce personnage trouble qui, non content d’abriter dans son établissement sodomie, partouzes et échangisme, se livrait à de bien curieuses pratiques occultes, comme le révèlent les pythons vivants, les ossements et les embryons humains retrouvés par le commissaire Idriss dans sa « case à sacrifices ».
L’enquête diligentée par l’héroïne de Canailles et Charlatans jette, on le constate, un jour inquiétant sur une Afrique livrée aux démons du sexe, de l’argent et des trafics en tout genre. Loin d’engendrer la mélancolie, pourtant, l’allure générale et la tonalité du texte nous inclinent plutôt au rire – fût-il grinçant. C’est qu’à mi chemin du polar et de la B.D., Kangni Alem sait garder la distance qui convient pour évoquer une réalité à laquelle sa verve, associant les ressources de l’oralité à la veine populaire de la langue des bars et des lupanars, restitue à la fois sa drôlerie et son tragique. Les deux n’étant jamais très éloignés l’un de l’autre.
Jacques CHEVRIER Source :© Notre Librairie. Revue des littératures du Sud.N° 158. Plumes émergentes. Avril – juin 2005
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