Togo : Le mythe de Yaovi Agboyibor dans les années 90 romancé ou la légende du politicien roublard

La truculence du verbe et du récit dans la Légende de l’assassin ne finira jamais d’étonner. Dans ce polar christiano-vodou, bien des surprises attendent le lecteur. Les personnages sont réels mais romancés. De Sokey Edorh à Yaovi Agboyibor surnommé dans l’œuvre Gladja Yibo en passant par le fou de Dieu, le pasteur Adjaho qui devient Hightower, l’univers de Kangni Alem se dresse pour amener le lecteur lambda vers des sphères insondables et insondées. Les personnages sont romancés, détournés à souhait pour les besoins du récit. Ah le mythe du bélier noir… Le mouvement du 5 octobre jeté en pâture aux avocats ou aux politiques de tous poils, tout y passe. Togocultures vous propose un court extrait et si vous voulez lire la suite, procurez-vous ce 4e roman de Kangni Alem qui réserve bien des surprises à TiBrava.

« Gladja Yibo, sacré roi de la métamorphose. Les avocats ont le chic, quand ils se piquent de politique, d’ensemencer la réalité de rêves puérils mais efficaces, surtout quand leur éducation comme gamin s’est faite à l’ombre de superstitions. Confiez n’importe quel ordre politique bancal à un homme de loi, il vous le rendra tordu.

Une frénésie revendicative s’empara de TiBrava dans les années 1990. Alors que le pays se mourait, lentement mais sûrement, la parole se mit à démanger quelques hurluberlus bien décidés à saper le socle sur lequel le pouvoir avait planté son décor : la confiscation de la parole. En tête des plaideurs pour une parole libérée, dans une société ouverte sur les doutes qui construisent des siècles nouveaux, une cohorte d’étudiants désinvoltes, amateurs de sensations fortes. Ils furent bientôt rejoints par des hommes de loi opportunistes, longtemps confinés dans leurs cabinets aux comptes falsifiés, qui trouvèrent là une occasion en or de se renflouer sur la bête. Dépassés, floués ou livrés à la mitraille, les jeunes contestataires balisèrent de leur sang le chemin qu’allaient arpenter ces individus drapés d’alinéas tous frais concoctés.

Gladja Yibo était du nombre. Il s’était faufilé dans un collectif d’hommes habiles à brandir la loi comme quintessence de la chose politique, sans jamais avoir à justifier ni de leurs propres intransigeances ni de leurs échecs malgré les attentes suscitées. Dans sa bouche, les mots étaient myriades de blues, étoiles au ponant et armes prétendument miraculeuses. Jusqu’au jour où sa célébrité frôla, justement, le miracle. Cette année-là, nul ne sut au départ ce qui se tramait. L’opposition politique au régime du Timonier de TiBrava était en pleins pourparlers avec ce dernier, quand soudain, un matin, Gladja Yibo disparut de la terre des braves. Sans crier gare, et semant sur les lèvres de ses amis du conclave des questions sans réponse. La veille, semble-t-il, il avait été dépêché chez le Timonier pour discuter du contenu d’une plateforme de revendications. Le genre de choses, vous savez, dont les juristes raffolent : alinéa tel, tu quittes le pouvoir et nous créons un consistoire; alinéa béton tu t’engages à te tirer une balle dans la jambe, et ne va pas raconter que nous avons substitué du plomb à la balle blanche, nan ! Bref, son bagou fit de lui l’émissaire idéal pour négocier en douce ce que nul ne saurait revendiquer publiquement sans se couvrir de ridicule : un changement de régime ou quand la tête change, le corps reste le même.

On le vit au volant de sa voiture foncer vers son rendez-vous. Enfin, d’autres disent que son chauffeur le déposa devant la grille de la résidence en fleurs du Timonier. On dit qu’il fut reçu avec entrain par son hôte. On dit que le champagne coula. Et aussi le vin, fin, rond en bouche. Là-bas, dans le bunker fleuri, on savait mettre à l’aise. Comme dans une ambassade étrangère, l’apéro défie l’idée de l’apéro. Discuter, d’accord, mais avec les commodités de la conversation : criquets tombés de la dernière pluie, tendres et croustillants morceaux de bosse de bélier, oh ce que ce les riches savent manger la pulpe de la vie… Sinon comment tu expliques toutes ces choses, hein, comment tu les expliques toi, je ne sais pas paraît-il même que la queue du singe … Pardon ? Oui, la queue, pas la grande, la petite, l’aphrodisiaque, ouiiiiii, hayi, fais pas le chien, tu sais de quoi je parle ! M’est avis que la soirée a vite tourné au vinaigre. On dit que pendant la soirée, l’homme au timon n’a pas voulu l’entendre de cette oreille-là, toutes ces choses qu’on voulait lui imposer sous couvert d’alinéas, et il a soudain pris Gladja Yibo par surprise : « Vous voulez mon fauteuil ? Suivez-moi. »

Dans la pièce attenante, il était là. Gardé par le silence et reposant à même un immense tapis d’oraisons funèbres. Le siège de toutes les convoitises. Le temps, fratricide, l’avait sculpté dans le marbre rouge du martyr, et serti d’espoirs volatiles. Par la fenêtre ouverte sur le jardin, Gladja Yibo pouvait apercevoir la ronde vigilante des gardiens du siège, sanglés dans leurs uniformes vert –de – gris. « Voilà mon fauteuil, reprit le maitre de céans. Prenez-le si vous pouvez ! »

On dit que, sans ciller, Gladja Yobo s’assit dans le fauteuil, face à son hôte. Explosif comme un tison, il baragouina les formules secrètes dont il était dépositaire, et soudain se volatilisa. Gladja Yibo aurait disparu avec le  fauteuil du Timonier. Des jours durant, la rumeur enfla, perçant les murs des chaumières et taudis de TiBrava, que l’armée serait aux trousses du voleur. Coïncidence troublante, l’homme n’était plus visible nulle part, durant tout le temps que l’affaire allait nous occuper. On dit : cerné par les militaires, Gladja Yibo se serait enfoncé dans les entrailles de la terre, du côté de son village où les renseignements auraient signalé sa présence. Ainsi naquit la légende de ce politicien roublard. Qui jamais ne donna des détails sur sa mise au vert en pleine période d’agitation politique, et passa le reste de sa carrière à sourire aux journalistes trop curieux, et à leur répondre invariablement : « Bébé croco ne se noie point dans le marigot, même la vase sait qu’il y est né ! »

Kangni Alem, La Légende de l’assassin, Paris, JC Lattès Pages  Pages 161 – 164

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