« L’Africain du Groenland« , livre culte du Togolais Tété-Michel Kpomassie, est enfin réédité en français, trente-cinq ans après sa sortie initiale. Un texte incontournable.
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« Je me sens inuk, ma patrie c’est le Groenland. » Même cinquante ans après son extraordinaire aventure, Tété-Michel Kpomassie reste viscéralement attaché au pays de glaces qui l’accueillit à bras ouverts, en 1965. Il avait alors 24 ans, il en a aujourd’hui 74 et les porte avec charme en écume de cheveux blancs. Dans son numéro 502 du 18 août 1970, Jeune Afrique lui avait ouvert quatre pages, sous le titre « Un Africain au pôle Nord« .Le jeune Togolais y racontait une courte partie de son expédition. Dix ans plus tard, il reviendrait en détail sur le voyage l’ayant conduit de Kpéhénou, un quartier périphérique de Lomé, jusqu’à Upernavik, dans un livre superbe : L’Africain du Groenland (Flammarion).
Mythique à plus d’un titre, cet ouvrage était devenu introuvable. Sa réédition est un véritable événement.
Mais qu’est-ce qui peut bien conduire un Mina du Togo à se rendre chez les Inuits – c’est le pluriel d’Inuk – et à y passer deux longues années en immersion totale ? Sans doute la rencontre accidentelle de Tété-Michel Kpomassie avec un serpent, au sommet d’un cocotier, est-elle le grain de hasard qui vint modifier l’ordonnancement des choses. Après une chute de près de dix mètres, l’adolescent blessé fut conduit dans la forêt sacrée de Bè, pour être soigné par les adeptes du culte des serpents. Guéri par leurs soins, il était naturellement destiné à les rejoindre.
« Dans notre cour, on se montrait fier à l’idée de pouvoir compter bientôt parmi nous un officiant d’un des cultes traditionnels, écrit-il dans le deuxième chapitre de son livre. Un événement insignifiant, inattendu, devait enlever cet espoir à ma famille. » Insignifiant ? Loin de là ! Peu de temps après son accident, sur une étagère de la Librairie évangélique de Lomé, l’enfant remarque un ouvrage « dont la couverture portait l’image d’un chasseur affublé de vêtements en peaux de bêtes et s’appuyant sur une lance« . Il s’agit du livre de Robert Gessain intitulé Les Esquimaux du Groenland à l’Alaska.
« Fut-ce l’éloge de leur hospitalité qui déclencha en moi l’aventure, ou la peur de retourner dans la forêt sacrée ? Je ne m’en souviens guère. Peu après ma lecture, un son, un mot se mit à résonner en moi jusqu’à remplir tout mon être. Ce son, ce mot, c’était le Groenland. Au moins, dans ce pays glacial, il n’y aurait pas de serpents ! »
Si nombre d’enfants rêvent d’expéditions à la Jules Verne, peu mettent leurs projets à exécution. Tété-Michel Kpomassie, lui, emprunta un planisphère, évalua le long chemin à parcourir, et fugua. Il lui fallut du temps pour, par ses propres moyens, atteindre son but. Du temps, et un peu de chance. Au cours des étapes qui le conduisirent jusqu’aux rivages de la plus grande île du monde (2 175 600 km2 tout de même !), il eut la chance de faire d’utiles et heureuses rencontres. Notamment, en France, celle de Jean Callault, qui allait devenir son « père adoptif » et l’aider financièrement à atteindre son objectif, le 26 juin 1965, huit ans après son départ de Lomé…
Hospitalité
« Ce samedi, après sept heures d’endurance et de cette navigation difficile, nous aperçûmes la terre ! C’était le cap Farvel, l’extrémité méridionale du Groenland ! Les montagnes se dressaient au loin derrière un léger brouillard. »
Tous les jours, au cours de son incroyable périple, Tété-Michel Kpomassie noircit ses cahiers de notes, tant sur les êtres et les choses que sur les paysages et les lumières. Heureusement pour lui, l’hospitalité des Inuits n’est pas une légende : « Mikili » est accueilli chez les uns et les autres, même quand ils vivent dans le dénuement. Certes, il suscite la curiosité, mais jamais le rejet.
Le racisme, il n’aura à l’affronter qu’une seule fois au cours de son séjour… Et c’est ainsi que, en apprenti ethnologue curieux de tout et peu enclin aux jugements afrocentriques, le jeune homme devient un observateur privilégié des mœurs inuits.
Faire ses besoins en public tout en poursuivant la conversation, assister à l’équarrissage d’un chien, manger du poumon de phoque cru au petit déjeuner, du flétan congelé ou des oiseaux marins bouillis ne sont que quelques-unes des découvertes qui l’attendent. Avec une grande délicatesse et sans s’appesantir plus que nécessaire sur les aspects les plus exotiques de la vie de ses hôtes, Kpomassie s’applique à décrire leur société et à décrypter les influences extérieures qui influent sur leur quotidien.
À sa grande surprise, il découvre à quel point la jalousie est, pour ce peuple, un vilain défaut. Parfois même, les hommes échangent leurs femmes le temps d’une soirée, selon un rituel bien particulier : « Cécilia s’en va au bras de Jørgensen ! Je croise Hans qui se dirige alors vers un petit groupe de gens à l’autre bout de la salle. Voyant son ami emmener sa femme, il me dit en plaisantant : « Tu aurais dû t’occuper d’elle, mais voilà qu’elle est partie, tant pis pour toi ! »
Grand et beau, Kpomassie a tout de même beaucoup de succès auprès des femmes inuits… « Je me suis à ce point adapté aux conditions d’existence de cette contrée que plus rien ne pourrait m’empêcher, je pense, d’y passer le reste de mes jours », finit-il par écrire.
Indépendances
Et pourtant, il va rentrer, porté par la vague d’espoir des indépendances : « Est-ce que je ne devrais pas, moi aussi, participer à cette tâche, apporter à la jeunesse africaine ma petite contribution à son ouverture d’esprit sur le monde extérieur ? » Le retour au Togo, en 1969, sera suivi d’une tournée de conférences de deux ans, dans seize pays d’Afrique.
À l’époque, Kpomassie envisage d’écrire un roman sur les chasseurs inuits. Il changera d’avis après avoir fait l’objet de nombreux sujets dans les médias, préférant utiliser ses 660 pages de notes pour relater son périple à la première personne. Passionnant, écrit avec simplicité et rigueur, L’Africain du Groenland se dévore comme une poignée de paarnat – ou camarines noires, baies de l’hémisphère boréal ressemblant un peu aux myrtilles.
Un délice de lecture où chaque page apporte son lot de découvertes.
Un délice de lecture où chaque page apporte son lot de découvertes. Citant Flaubert, Voltaire et nombre de classiques français, Tété-Michel Kpomassie se présente en autodidacte : « J’ai trouvé une richesse immense dans la lecture acharnée de leurs livres. Mais j’ai aussi un secret personnel : écrire, ce n’est pas utiliser des mots que ne comprendrait pas mon grand-père, c’est la simplicité et la respiration. Je ne dois pas forcer mon souffle quand je me relis. » Avant d’ajouter : « J’écris en français, mais j’ai l’impression de penser en mina. »
Traduit en 8 langues, plusieurs fois réédité à l’étranger, L’Africain du Groenland attendait depuis trente-cinq ans une nouvelle édition francophone qui permettrait d’en diffuser à nouveau la belle leçon d’humanisme. « J’ai passé mon temps à parler partout de ce livre culte, mais il était introuvable et très cher chez les vendeurs en ligne, confie l’écrivain Kangni Alem. Je vais enfin pouvoir l’offrir à mes amis qui doutaient même de l’existence de Kpomassie ! »
Entre-temps, l’auteur a vécu sa vie. Deux garçons nés au milieu des années 1970 d’une mère française, des conférences, un emploi de télexiste chez Mitsubishi France, des retours au Groenland pour y retrouver les amis d’autrefois et des voyages en famille au Togo.
« J’ai le vaudou au fond de mon coeur, même si je ne peux le pratiquer seul« , déclare celui qui s’indigne en évoquant les religions révélées, « quelles qu’elles soient« , comme la colonisation des esprits. « Quand je suis arrivé au Groenland, la Bible traduite en esquimau disait « Donne-nous aujourd’hui notre phoque quotidien », soutient-il. Quel mépris pour ces gens qui vivent leur animisme depuis dix mille ans et savent bien que personne ne leur donne leur phoque quotidien ! » Une fois lancé, rien n’arrête la fougue adolescente de Kpomassie.
« Les Inuits, qui mangent des phoques adultes, ont été mis au ban de la société au point de ne plus pouvoir porter leurs vêtements traditionnels… à cause des Blancs qui massacrent les bébés phoques. De quel droit peut-on déposséder un peuple de son mode de vie et le contraindre à porter des anoraks fabriqués en Chine ? »
Ramenez Mikili au Togo et il tiendra le même discours sur un pays où « l’on a ramassé des cadavres d’opposants après chaque élection« , sur un continent où « les terres les plus fertiles sont utilisées pour cultiver l’ananas, le cacao ou le café, produits dont ne se nourrissent pas nos dieux mais dont le gosier de l’homme blanc est friand« .
Vous vous inquiétiez pour le Togolais du Groenland ? Rassurez-vous, il est bien vivant !
L’Africain du Groenland, de Tété-Michel Kpomassie, Arthaud Poche, 450 pages, 7,90 euros
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