Par Jean Florentin AGBONA
C’est principalement dans la préfecture de la Kozah, fief du peuple Kabyè, que les Evala se tiennent annuellement au mois de juillet. Originellement initiatiques, ils sont devenus une fête culturelle nationale se déroulant sur une semaine dans la région de la Kara située à environ 450 km de Lomé.
Les origines
Il faut retenir que c’est au milieu du 18è siècle que les premières manifestations des Evala en tant que défi ont eu lieu avec le sacre de deux personnages atypiques : un certain Tchablime du village de Kpédaw et son adversaire, Fawokézié de Kolidè. Il était singulier de remarquer chez ces deux précurseurs des luttes Evala ce qui suit : le premier avait une taille de plus de 2m, avec une corpulence herculéenne, tandis que le second ne mesurait que 1,40m. Ainsi, les premières luttes traditionnelles enregistrées en pays Kabyè datent de 1785 avec l’affrontement entre Tchablime et Fawokézié. A l’issue de ce duel historique, ce fut le myrmidon qui terrassa le colosse. Partout dans le village, le géant sera hué et moqué. Dès ce moment, dans l’intention de laver un tel affront, le virus de la compétition s’est alors propagé dans toute la Kozah.
A l’origine, les combats qui pouvaient durer plusieurs heures se pratiquaient avec une chicotte et un bâton fourchu. A l’aide de ces deux objets, les adversaires se combattaient en se frappant simultanément jusqu’à ce que l’un fasse tomber ou renverser l’autre, épuisé par les coups reçus. Lorsque celui-ci tombe, le présumé vainqueur se précipite sur lui et s’assied sur sa poitrine. Et c’est à cet instant précis que l’arbitre déclare la fin de la partie. Selon Kao W. Blanzoua, anthropologue et écrivain, les luttes dans les années 1780 ne se faisaient pas comme on le voit aujourd’hui sous la forme de compétitions inter-villages. Même dans les années très récentes, ajoute-t-il, les luttes se pratiquaient au sein des villages et cantons pour régler des conflits interpersonnels. Il précise enfin que c’est vers 1940 que les luttes Evala sont devenues modernes, avec les compétitions organisées entre différents villages d’un même canton. Au-delà de l’initiation, l’organisation actuelle a incorporé aux rituels un côté festif qui crée un spectacle magnifique à chaque célébration.
Evala, un rite initiatique avant tout
Cérémonie rituelle à dimension multiple, Evala est la première dans l’ordre et l’une des grandes manifestations initiatiques. Elle consacre non seulement le passage de l’adolescence à l’âge adulte, mais également l’affirmation de l’identité culturelle Kabyè. La finalité première du rite Evala est d’habituer le jeune Kabyè à l’endurance, au courage, à l’abnégation et au stoïcisme dont l’aspect culturel est rehaussé par les sacrifices que l’initié doit consentir : le jeûne, l’abstinence sexuelle et les scarifications qui sont les signes extérieurs de défenseur de la cité. Ainsi, le rite initiatique est constitué d’attrapades, d’internements et d’autres cérémonies bien plus éprouvantes.
La consommation de la viande de chien constitue un élément central et primordial dans le rituel Evala. Pour l’aspirant Evalou, cette consommation ne se fait pas par simple plaisir ou de façon volontaire. C’est plutôt une prescription nécessaire à l’accomplissement des rites initiatiques. L’initié, qu’il le veuille ou non, est tenu de consommer la chair de chien pour acquérir les qualités reconnues à cet animal : l’endurance, la ténacité, la force et l’intelligence. En effet, la coutume recommande, dans la mesure du possible, que l’animal soit acheté par l’oncle maternel du garçon devant subir l’initiation. Les Evala sont donc un examen de socialisation de l’adolescent qui est tenu de lutter pendant trois années consécutives. Après les rites, celui-ci prend un nouveau statut social avec des droits mais aussi des obligations. Cette entrée dans le cercle des initiés lui attribue le nom de Evalou dont le pluriel donne Evalaa. Il acquiert ainsi des prérogatives très importantes, dont entre autres : le droit d’exploiter la terre à son propre compte, de consulter les devins, de se marier, de défendre la cité en cas d’agression. A l’inverse, le jeune qui se dérobe à cette initiation n’est pas considéré et accepté dans certains cercles qu’il n’ose lui-même approcher. En tant que tel, il subit les représailles de la communauté et de ses propres parents. Même si le modernisme ambiant et le foisonnement des religions importées n’en fassent plus tellement un problème.
Après l’étape initiatique, les luttes mettent aux prises deux équipes évoluant en série de quatre ou cinq pour des combats spectaculaires dans une arène préparée à cet effet. Les lutteurs s’affrontent et s’empoignent, torses nus, sous le regard crispé des parents, amis et curieux venus les encourager aux sons des cors, des gongs, des castagnettes et des tam-tams. Plusieurs phases d’affrontement entre les camps en lice permettent au final de proclamer les vainqueurs selon le nombre de victoires remportées sur l’ensemble de la partie. La présence des sages de la communauté qui veillent au respect du règlement, assurant la direction de l’arbitrage des luttes, révèle l’aspect traditionnel de la cérémonie. Tout comme au début, à la fin des Evala, les prêtres traditionnels font une tournée dans les lieux sacrés, essentiellement les sanctuaires que l’on retrouve dans les forêts et grottes, pour remercier les ancêtres d’avoir permis un bon déroulement des rites initiatiques.
Les Evala 2016 : que retenir ?
La culture Kabyè était encore à l’honneur cette année, comme à l’accoutumée durant une semaine bien pleine. Les Evala 2016 se sont donc tenus du 09 au 17 juillet. Nous avons eu le privilège d’assister à plusieurs compétitions et de vivre les moments épiques des arènes, tout en participant à une fête grandiose, culturellement riche et variée. La ville de Kara, mouvementée en pareille occasion, avait servi pour nous de base d’où partait chaque matin notre expédition culturelle et touristique. Le point de mire étant le canton de Pya, notre curiosité nous amena successivement à Bohou, Yadè et Tchitchao. Sans oublier que la fête a lieu aussi et simultanément dans bien d’autres cantons, tels que : Sarakawa, Djamdè, Lama, Landa, Lassa, Kouméa, Soumdina, Tcharè, etc.
Sans tenir compte des tours préliminaires commencés depuis le 1er juillet, l’ouverture officielle des luttes Evala de cette année a eu lieu le samedi 09 juillet à Pya par les explications entre Lao-haut et Lao-bas sur le terrain de l’école primaire Kagnalada. Ce fut en présence du Président de la République, Faure Gnassingbé, de certains membres du gouvernement, des autorités locales et des dignitaires de la contrée. Une enlevée de rideau haute en couleurs, tant par la mobilisation des habitants et des cadres originaires de la région, tant par l’effervescence artistique, culturelle et touristique qui caractérise l’événement.
Pendant huit jours donc, les Evalaa se sont mesurés à travers les compétions inter-villages. Après les tours préliminaires et éliminatoires dans les Ahoo (sanctuaires), les compétitions proprement dites se sont déroulées en plusieurs étapes, notamment : les ¼ de finale, les ½ finales et les finales. Les lutteurs, torses nus, se distinguent, selon leur équipe, par des shorts de couleur blanche, rouge ou verte frappés des noms de sponsors. L’ambiance dans les arènes est toujours festive et frénétique. Les combats sont ponctués de cris d’encouragement de la part des supporters ainsi que desclameurs de la foule nombreuse et surexcitée.Nous nous sommes particulièrement intéressés à la finale dans le canton de Pya qui s’est déroulée sous le regard concentré du Président de la République, du Premier Ministre et du Président de l’Assemblée nationale. Le jeudi 14 juillet dès 9 heures sur le terrain rouge, elle a opposé les villages d’Akéï, Lao, Kloudè et Tchamdè contre ceux de Kadjika, Awidina, Kodah et Pittah. La rencontre qui a été âprement disputée a offert à l’assistance un beau spectacle. A l’issue des confrontations, dans la catégorie desEvalaa, la coalition Akéï-Lao-Kloudè-Tchamdè a étrillécelle de Kadjika-Awidina-Kodah-Pittah sur la marque de 56 victoires contre 27. Par contre, chez les Ahoza (les moins jeunes), c’est le camp des lutteurs de Kadjika-Awidina-Kodah-Pittahqui s’est montré plus fort en terrassant leurs adversaires par le score de 29 victoires contre 26.
Il faut remarquer que les côtés cour et jardin des arènes se retrouvent bien achalandés lors des matches. Les serveuses de boisson locale à base de mil (Tchoukoutou) étanchent la soif de leurs clients d’un jour. La charcuterie est présente et offre principalement la viande de porc qui est une spécialité gastronomique du milieu. Ne cherchez pas loin si vous avez faim, de succulents plats sont servis chauds par des dames bien parées pour la circonstance. Dans ce marché instantané, divers articles sont également proposés aux visiteurs.L’ambiance musicale est assurée par les différents sponsors présents quiorganisentdes jeux-concours pour attirer la clientèle. Une mini foire se tient, avec des expositionsoffrant une gamme variée de produits fabriqués localement. Ces points de rencontres et de retrouvailles grouillent de monde et s’animent même après les compétions et ce jusqu’à la fin de la journée.Le grand événement dont les échos traversent les frontières donne aussi l’occasion aux touristes de visiter la région afin de découvrir son paysage pittoresque et son patrimoine culturel.C’est avec tous ces aspects que l’on pourrait évaluer les retombées économiques des Evala.
D’autres initiations : Akpéma et Kondona
En dehors des Evala, existent d’autres cérémonies initiatiques et rituelles en pays Kabyè. Nous levons ici un coin de voile sur celles appelées Akpéma et Kondona.
Juste après la semaine des Evala, suivent les cérémonies initiatiques dites Akpéma que subit la jeune fille Kabyè. Il s’agit de rites qui l’habituent à l’endurance, au courage et à la sauvegarde de certaines vertus qui lui donnent un statut particulier. Parmi ces vertus, celle qui est capitale est sa virginité avant le mariage. Ainsi, l’aspirante Akpénou, très dévêtue, la tête rasée, un collier en fer au cou, part avec ses autres camarades en file indienne dans la forêt sacrée où se poursuivent les cérémonies. Tout au long del’initiation, elles sont accompagnées et prises en charge par des femmes adultes expérimentées. Il faut souligner que dans la forêt, au cours des rituels, les Akpéma auront à s’asseoir sur une pierre sacrée pour prouver leur pureté. La réussite à ce test donne le privilège d’avoir accès à la petite case sacrée. Une étape déterminante qui, lorsqu’elle est franchie, fait l’honneur de leur famille. C’est à la fin de ce processus initiatique que la jeune fille Kabyè est déclarée apte à la vie adulte et au mariage. Il convient de préciser que les filles qui se savent non vierges ne doivent pas s’asseoir sur la pierre. Après les cérémonies, elles sortiront toutes nues de la forêt sacrée et entreprendront le voyage du retour en passant par un autre chemin que celui emprunté pour y arriver.Le risque pour celles qui vont s’entêter est de voir la porte de la petite case se rétrécir devant elles, les empêchant d’y entrer. Ce sera alors la honte, les humiliations, les insultes et de profondes railleries pour elles et leurs parents.
Quant aux Kondona, ce sont des cérémonies initiatiques quinquennales en pays Kabyè. Au lendemain de la clôture des Evala, le jeune garçon, Evalou (jeune initié), qui a terminé ses trois ans de lutte devient Ezoukpo (classe d’âge intermédiaire) et peutaspirer maintenant à devenir Kondo (adulte). Il va donc se voir raser la tête, subira le rituel au cours duquel un collier sera mis autour de son cou, puis un gong luisera remis. Devenu ainsi Kondo, le jeune homme, avec ces signes distinctifs, peut librement circuler dans le milieu. Le jour de l’apothéose, il se distingue par la danse, l’escalade de la butte et surtout la frappe du gong. Cette cérémonie initiatique est un véritable test pour permettre aux jeunes leur intégration dans la classe des adultes (Kondona), en leur conférant qualité et dignité. Elle leur donne, s’ils y réussissent, le pouvoir de prendre part aux décisions concernant la vie de la communauté.
Tous les rituels évoqués ici ont un sens culturel très significatif qui renvoie à l’adage Kabyèqui dit : « Vous qui êtes des Evala, des Ezoukpa et des Kondona, regroupez-vous pour la guerre. Elle sera très rude et le sang que vous allez y verser sera non seulement important, mais son courant va arracher l’herbe sous vos pieds ». C’est en cela que l’on pèse la vraie portée des luttes en pays Kabyè.
Jean Florentin AGBONA
Cotonou, le 24 août 2016
Guide et collaboration : Armand M. Esso, Personne ressource, originaire de Pya.
Références bibliographiques :
- Evala 2016, Programme des luttes, juillet2016, 22 p.
- EvalaMag, Magazine des rites traditionnels en pays Kabyè, juillet2012, 36 p.
- L’Initiateur, Evala 2016,juillet 2016, 36 p.
- Magazine Togo-Presse, grand quotidien national d’information, N° 9830 du15 juillet 2016, 32 p.