Togo : Ablodévi François Eklu-Natey joue désormais sur la scène des lumières

Messanvi Yaokuma Ablodévi François Eklu-Natey, le doyen des artistes comédiens togolais est entré dans les coulisses de l’Histoire le 9 août 2016. Ses obsèques sont prévues les 9 et 10 septembre au domicile du défunt à Sanguéra.

Comme dit l’écrivain Modiano « Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa Lumière ».  Ablodévi François Eklu-Natey n’était pas tant au crépuscule de sa vie. Un banal accident de la circulation sur un taxi-moto, va le conduire vers une lente et longue agonie. Les appels lancés sur Togocultures et par des artistes pour lui venir en aide n’ont été qu’une goutte d’eau dans l’immense océan de son désespoir. L’Homme à la voix de stentor, au beau corps de gladiateur et qui totalisait 55 années d’expérience en tant que comédien et metteur en scène manquait cruellement de moyens pour se soigner surtout suite à un nouvel accident. L’Etat est resté muet au cri des artistes. Il décèdera une année plus tard provoquant un tollé dans le monde artistique togolais gangréné par la misère crasse.

Une si longue carrière

Ablodévi Eklu-Natey dans Entre deux battements à Mantes la Jolie mai 2004 Photo: Rodrigue Norman
Ablodévi Eklu-Natey dans Entre deux battements à Mantes la Jolie mai 2004 Photo: Rodrigue Norman

« Collègue ! » nous l’appelions et il répondait toujours : « Moi, collègue à toi un fou ? ». Embrassades et rires suivaient ces répliques car elles  lui rappelaient son personnage de Fou dans La Tortue qui chante du célèbre dramaturge et directeur de la Troupe Nationale et des Groupes artistiques,  Sénouvo Agbota Zinsou, mis en scène par l’auteur lui-même, puis par le français Guy le Noir. Le doyen a commencé le théâtre par la cantata à Ouidah à l’âge de 14 ans. On était en 1956 et il a décidé de faire carrière dans le théâtre. En 1962, il jouait au Centre Culturel Français de Lomé L’avare de Molière. En 1969 Monsieur Thôgô Gnini de Bernard Dadié et Africa Gbova de  Victor Aladji. Il dit avoir fait du théâtre avec des hommes politiques comme  Edem kodjo,  Akakpo Ahianyo et Djidjogbé kpotivi Laclé.

Mais c’est La Tortue qui chante qui le fera connaître des Togolais. Ce spectacle a fait l’objet d’un film en 1986 puis d’une tournée à partir de 1987. Dans La Tortue qui chante  nous retrouverons des comédiens comme Ablodévi Eklu-Nattey, Yom Anoumou Kouvahey, Béno Sanvee, Abalo Houngbédji , l’artiste de la chanson Akofa Akoussah, et l’homme du concert-party Azé Kokovivina.. Ils tourneront au  Festival des Francophonies de Limoges  puis à Lyon, Rennes en France,  Bruxelles en Belgique,  Dusseldortf en Allemagne avant de revenir sur le continent africain : Togo, Bénin, Burkina-Faso, République Centrafricaine, Niger.

« Nous t’avons vu à l’œuvre/ L’Ecrivain laisse des écrits/ Le plasticien ses tableaux/Et ses œuvres sculptées./Que nous laisseras – tu François/Une fois le rideau tombé/Les feux de la rampe éteints,/Et les coulisses déménagés/Ce ne sera pas à toi de répondre/ Mais la réponse viendra et devra venir/ De nos frères des Mass – média/ Eux qui sont nos créateurs voisins/ Et qui créent l’ossature féerique/ Qui tient lieu de support éternel/ A l’écrit, à la parole, aux sons et à l’image » chante le poète Toussaint Cossy Guénou.

Qui est  Messanvi Ablodévi Yaokuma François Eklu-Natey ? Cinq métiers, mille malheurs!

Ablodévi François Eklu-Natey en répétition Photo fournie par la Maison des Artistes de Baguida
Ablodévi François Eklu-Natey en répétition Photo fournie par la Maison Des Artistes de Baguida

Fo François pour les intimes est né le 29 janvier 1941 à Lomé, fils de Segbonya Apemenyo et de Mekaeli Eklu-Natey. Rien ne le destinait aux métiers artistiques. Après son Certificat d’Etudes Primaires Elémentaires (CEPE), il quitte le Togo pour apprendre le métier de forgeron au Bénin. De retour à Lomé, il devient d’abord jardinier à l’Ambassade des Etats-Unis au Togo puis à Radio Lomé. Pour joindre les deux bouts, à côté de son apprentissage du métier de comédien qu’il a commencé depuis 1956, il exerce concomitamment les métiers de moniteur de saisie à la CENETI à Lomé (1965 à 1988), d’animateur à Radio Lomé (1967 à 1988) avant d’être engagé à la Direction des Arts du spectacle (1988-1999) sous la direction du dramaturge Sénouvo Agbota Zinsou et de Koffi Krana Kanabo.

Il joue Molière, Victor Aladji, Bernard Dadié, Agbota Zinsou, Protais Asseng, Paul Dakéyo, C. F. Ramuz, Lorraine Hansberry, Amos Tutuola, Paul Hazoumé, Berthold Brecht, Koulsy Lamko, Florent Couao-Zotti, Rodrigue Norman, Hanokh Levin avec des metteurs en scène comme Agbota Sénouvo Zinsou, Guy Le Noir, Ludovic Kouvahé, Béno Sanvee, Rodrigue Norman, …

Il a été le metteur en scène et le comédien de la Cie Idakadi (1990-1998) de l’ancien préfet  Elitsa Lanou. Il crée après sa retraite la Cie Les Fous du Soleil pour mettre en scène ses propres textes. Il a été le Président (2005 à 2011)  du Centre Culturel Denyigba de Frédéric Gakpara. Dans ses vieux jours, il sera surtout le comédien du jeune dramaturge et metteur en scène Rodrigue Norman, aujourd’hui installé en Belgique qui l’a conduit à la Comédie Française.

Au cinéma, il était aussi  acteur dans cinq longs métrages :  Ashakara et Kawilasi d’Abalo Kilizou, Aziaba de Kwami Apélété, La Fille du lac du Béninois Amadou Saendou et Solim de Steven Af.

Fo François Ablodevi Eklu-Natey l'Homme des manifestations officielles
Fo François Ablodevi Eklu-Natey l’Homme des manifestations officielles

L’ artiste comédien, conteur et metteur en scène, acteur de cinéma et chanteur parolier a écumé beaucoup de scènes dans le monde :  Ouidah, Cotonou, Porto-Novo et Parakou (Bénin), Ouagadougou, Bobo Dioulasso, Koudougou, Donsin, Wayigouya, Zinaré (Burkina Faso) ; Abidjan, (Côte d’Ivoire) ; Addis Abéba (Ethiopie) ; Accra, Koumassi et Cap Coast (Ghana), Bamako (Mali), Nouakchott (Mauritanie),  Lagos et Ibadan (Nigeria), Niamey (Niger), Butaré, Kigali (Rwanda),  Brazzaville (Congo), Düsseldorf (Allemagne), Bruxelles (Belgique) ; Paris et ses banlieues, Bordeaux, Saint Malo,  Rennes, Toulouse, Limoges, Lyon, Mantes la jolie France (France) ;et enfin Basse terre (Guadeloupe).

Ces dernières années Messanvi Ablodévi François Eklu-Natey est par excellence le comédien des cérémonies officielles que ce soit pour des institutions nationales telles les banques ou l’administration publique ou privée, ou les institutions internationales (CEDEAO, UEMOA, ECOBANK, BECEAO, OIEE, UNICEF…), des grandes écoles pour des événements de solennité.

C’est naturellement que Messanvi Ablodevi Yaokuma Eklu-Natey François est élevé au grade de l’officier de l’ordre du mérite par le Chef de l’Etat Faure Essozimna Gnassingbé le  26 avril 2014.

Un pays qui adore les morts et non les vivants

Ablodevi François Eklu-Natey dans Shitz d'Hanokh Levin, mise en scène Rodrigue Norman, decembre 2008
Ablodevi François Eklu-Natey dans Shitz d’Hanokh Levin, mise en scène Rodrigue Norman, decembre 2008

Malgré une si longue carrière, le doyen des artistes comédiens a trainé sa misère jusqu’à  ce banal accident de la circulation le conduise hors de la scène. Il a pu intégrer sa maison sise à Sanguéra,  15km de Lomé. Une maison sans clôture, inachevée. L’art et l’artiste sur nos terres ? Des clopinettes. Sa vie, ingrate est comme celle de la cigale : il chante, égaye, distrait ces nouveaux riches, cupides fourmis  accumulatrices méprisantes de celui qui donne du sel à leurs vies matérialistes.   Lorsqu’il était hospitalisé, Togocultures avait lancé un appel à l’aide en vue de subvenir à ses soins ; comble de l’hypocrisie, certains membres de sa famille  ont poussé l’outrecuidance pour le condamner  alors que  l’artiste n’appartient pas qu’à sa famille. C’est plus qu’un homme public, il est ce sel qui donne sa saveur à la sauce.  Parmi les donateurs, un grand absent : L’Etat du Togo. Qui s’empresse aussitôt,  dès l’annonce du décès,  de  saluer à travers  un communiqué pompeux « l’artiste au talent infini et à l’imagination fertile et hardie ».

« Notre peuple, nos dirigeants n’aiment que les morts », chante-t-on dans les plateaux,  « Aimons-nous, vivants ! ». Est-ce trop pour l’Etat de soutenir ses artistes ? Les artistes comédiens, plasticiens, musiciens et les écrivains togolais ne trouvent satisfaction de leur art que dans la fuite de leur pays.

L’arrière garde croupit dans une misère crasse. La carrière de l’emblématique comédien du concert-Party Azé Kokovivina  est mise en veilleuse, depuis des années, pour la perte de ses instruments de musique dans un dramatique accident.   Il s’échine à  des gymnastiques pour renflouer  ce  théâtre populaire en voie de disparition.  N’exagérons surtout pas : il serait déjà  au frais, le communiqué du Gouvernement rendant hommage !

Sans demander un statut de privilèges dans un pays où la majorité est abonnée à la paupérisation, force est de constater que nos  artistes  triment quand même dans l’indifférence totale. Les statuts des artistes viennent de voir le jour mais difficile de savoir ce que nous réserve l’avenir.  Le Gouvernement attendra-t-il que les artistes  meurent pour reconnaitre la qualité de leur travail ?

En attendant, Messanvi Ablodévi François Eklu-Natey sera conduit dans sa dernière demeure ce 10 septembre à Sanguéra. Là, il continuera de jouer sur la scène des lumières. Que  les artistes se lèvent pour lui rendre un hommage mérité ! Car,  on le fera non pour le mort mais pour nous.

Gaëtan Noussouglo© Togocultures

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