Le théâtre est un art visant à représenter devant un public, selon les conventions qui ont varié avec les époques et les civilisations, une suite d’événements où sont engagés des êtres humains agissant et parlant. En Afrique, les créateurs contemporains puisent à la source du théâtre traditionnel ou populaire. Ces formes du théâtre continuent d’influencer le théâtre de recherche dans sa forme contemporaine comme c’est le cas avec la représentation d’Isis-Antigone ou la tragédie des corps dispersés de Kossi Efoui. Dans une mise en scène de Gaétan Noussouglo et de Marcel Djondo, la scénographie assurée par Koko Confiteor Dossou, les costumes par Amélé Jeannine Noussouglo, la création lumière de Petit Daniel Duevi-tsibiaku et l’assistance chorégraphique, œuvre de Raouf Tchakondo, ce spectacle a été joué le lundi 21 novembre 2022 à 19 h sur la Scène Bella Bellow à l’université de Lomé. Qu’en était-il véritablement de ce spectacle de théâtre en tournée ?
Le texte
Le texte rendu, celui soutenant l’action, présenté et écouté au cours du spectacle est mâtiné de souvenirs, de flash back et d’une bonne dose d’histoire actualité africaine (les figures de Lumumba, de Sankara, ainsi que de nombreux anonymes). Le texte se devine à travers sa puissance poétique puisque venant de Kossi Efoui, un philosophe, un penseur du savoir dire. Entre rires et larmes, entre rêves et cauchemars, des gens disparaissent définitivement et ne reviennent plus, des corps retrouvés, des vêtements retrouvés, des corps dispersés qu’on ne retrouvera plus. Des deuils impossibles. Un cercueil restitué à une famille avec l’interdiction de l’ouvrir. La dramaturgie convoque la mémoire, les mythes, le présent pour mieux exorciser l’avenir. D’une durée d’une heure et trente minutes exactement, le spectacle d’Isis-Antigone ou la tragédie des corps dispersés de Kossi Efoui est un plaisant divertissement plein d’actions et ponctué de chants, de musique et de danse. A la lumière de la grave crise sanitaire liée à la Covid 19, le spectacle condense et actualise la délicate problématique des corps sans sépultures dans toutes les sociétés du monde et ceci depuis la nuit des temps. Véritable rituel au cours duquel les comédiens ont su trouver une dernière demeure à ces corps perdus qui errent sans trouver de repos éternel, ce spectacle a été à la fois un théâtre de l’action et un théâtre de la parole. A propos du texte de Kossi Efoui, on peut y appliquer la célèbre formule d’Antoine Vitez, « On peut faire théâtre de tout. »
Le texte dont on nous a fait profiter au cours du spectacle est un peu éloigné du texte du dramaturge qui a servi de prétexte pour cette représentation même si cela a été une écriture de plateau. Est ce que c’est pour respecter la formule de Kossi Efoui lui-même quand il reconnait :« Ecrire est avant tout un aveu d’impuissance (…) C’est être du côté de ceux qui déplorent » ?
En réponse à une question de curiosité, un des deux metteurs en scène, Gaétan Noussouglo nous a fait cette confidence : « Le texte serait trompeur. Car on l’a dénaturé puisque c’est une écriture de plateau. La mise en scène a mis en mal le fantôme, les démons de Kossi Efoui, puisque dans son texte tous les acteurs sont déjà sous la menace de l’espion et il n’en restait plus qu’un. L’espion est très fort alors que la mise en scène l’a affaibli. »
A propos de la mise en scène, il avoue au-delà de la recherche-création: « De plus, le metteur en scène est presque inexistant. On l’a réinventé. Restructuré son rôle. Faisant de lui, le personnage central de l’œuvre, il style le jeu. L’impulse. Et devient discret. »
La réception
Il s’agit de la place des spectateurs, du public. Le spectacle s’est déroulé devant un public plus jeune, celui des étudiants pour la plupart qui ont véritablement interagi entre eux et avec les comédiens. Le public a pris du plaisir au contact du bonheur que les comédiens lui ont procuré. Il est inutile de préciser que les comédiens se sont également littéralement amusés. Bernard Dort reconnait cet aspect de la réception qui prouve que l’émotion est passée, le message aussi : « La constatation est banale mais elle s’impose : l’œuvre théâtrale ne vaut qu’en fonction du public. Elle se crée à son contact. Elle change, elle se modifie, s’enrichissant ou se trouvant diminuée selon ce que ce public lui donne ou lui retire son adhésion. Elle en est – au sens le plus fort – le produit : c’est lui qui, littéralement, la tire du néant, la choisit et, la choisissant, se choisit. »
Le jeu des acteurs et actrices
D’entrée, on sent la force du jeu des corps et des gestes des comédiens. Il s’agit d’une implosion des règles rigides du théâtre tel qu’on le connaissait au Togo dans sa forme habituelle. Une véritable ouverture aux audaces et aux nouvelles pistes de théâtre de recherches ont été véritablement explorées. Il est à noter que des formes de théâtralité endogènes telles que le conte théâtralisé et les rituels ont été explicitées donnant la possibilité d’éclairer la profondeur du champ même de l’arrière-scène, ce qui amène à suivre clairement les interactions entre les comédiens et leurs trajectoires sur la scène. Odile Sankara, Florisse Adjanohoun, le Doyen Béno Sanvee Alouwassio, Roger Atikpo, Eustache Bowokabati Kamouna, Anani Gbétéglo ont mis leur corps au service des personnages pour que les signes couchés dans le texte aient une existence sur scène. Ces corps ont été inscrits sur la scène et profondément. Avant même qu’ils n’ouvrent la bouche ou qu’ils n’agissent, leur corps parlent à travers leurs différents aspects. S’en suit donc une qualité de l’interprétation.
Le geste, la gestuelle, la gestualité, des manières de focaliser l’attention sur l’utilisation du corps, notamment les membres supérieurs et inférieurs : pose, posture, déplacements et enchainements des mouvements. Les différents acteurs n’ont pas fait économie des mimiques en tant qu’expressivité visible du corps (mimiques du visage ou gestuelles).
Quant à la voix, sa qualité physique a constitué alors un élément d’information de première importance. A travers le souffle, les pauses, la qualité de la voix, les registres, les acteurs et actrices ont mis de l’émotion et du sens dans le texte. Comme cela se passe au théâtre, les comédiens et comédiennes ont déployé une voix qui n’est pas naturelle. Elle doit être forte pour être entendue du fond de la salle grâce au ton et au timbre de celle-ci.
Le Doyen Béno Sanvee Alouwassio et Roger Atikpo réussissent par la force de leur jeu à s’imposer comme l’engrenage de la machine. Le Doyen apparait comme une sorte de savant patriarche parlant comme les prophètes de l’Ancien Testament ou un docteur Mabuse égaré dans ses rêves mégalomanes le tout dans un climat de sérénité bien maîtrisé. Roger Atikpo, quant à lui, officie d’un air olympien et cérémonieux avec des gestes onctueux et des formules pleines d’oracles et de liturgie. Eustache Bowokabati Kamouna et Anani Gbeteglo constituent les maillons énergiques du spectacle tant dans la percussion gestuelle que dans leur rôle de relance. Odile Sankara et Florisse Adjanohoun, les deux comédiennes, ont assuré l’ambiance et le dynamisme nécessaires à la cohésion d’un groupe presque chorégraphique.
Les expériences de ces comédiens permettent de les juger de leur performance qui les ont emmenés à restituer la pleine mesure de leur talents individuellement ou en groupe serré et soudé. Des clins d’œil ont été faits à la commedia dell’ Arte comme à la comédie musicale dans une aisance au niveau du jeu.
Les costumes
Les nombreux accessoires utilisés constituent des épices, des condiments qui viennent rehausser l’éclat des costumes richement choisis et arborés par les comédiennes et comédiens. On a vu des costumes adaptés à chaque situation. Cela va des costumes simplistes aux costumes stylés ou majestueux. Variablement, les costumes en question vont du simple citoyen au roi dans une logique de caractérisation du milieu social, de l’époque, du style et de la préférence individuelle. Ce choix de la mise en scène équilibre les rapports entre la représentation, les costumes et l’univers social. Deux couleurs, le blanc et le noir occupent la scène selon leur symbolique à chaque fois. Le travestissement, le masque (maquillé à même le visage) entre autres constituent des détails de certains costumes.
Le décor
Globalement, le décor est loin d’être dépouillé. Il est assez composite et comporte de mini décors et eux mêmes mouvants par moments et par endroits. On pourra parler d’un décor kaléidoscopique, voire fractal. Ce sont des éléments du décor qui évoquent la joie, la gaieté et la fête ; le deuil, la tristesse, l’affliction et la peine. Ce bouillon de théâtre (tragédie, comédie, drame) se déroule sur une scène bien mise en espace où sont joués avec un art consommé des instruments de musiques multiples et variés.
Les objets ou les accessoires
Ce sont pour la plupart des objets naturels qu’on trouve dans la réalité dans leurs vraies natures et fonctions ou des objets qui sont des symboles. Parmi la première catégorie on peut citer pratiquement des instruments de musique bien manipulables et manipulés. Il y a le saxophone de Béno Sanvee Allouwassio ; la kora de Roger Atikpo ; les tambours d’Anani Gbétéglo ; la guitare de Eustache Bowokabati Kamouna.Maison mortuaire entre autres, cadre privé ou public, cimetière et autres sont intégrés à l’espace scénique et matérialisent la présence menaçante de la trahison par exemple. Tout est convoqué ou presque.
L’éclairage
Dans un spectacle moderne, l’éclairage prend beaucoup d’importance. Les différentes directions de la lumière ont été maîtrisées. Que ce soient le contre-jour, l’éclairage douche, l’éclairage en contre-plongée, l’éclairage en horizontal, l’éclairage latéral ou l’éclairage en face. C’est l’éclairage qui crée la couleur. Les sensations agréables ont été suggérées par les couleurs chaudes; les couleurs froides elles, connotent la tristesse. Enfin le juste milieu entre les deux traduit une impression de calme et de sérénité. La lumière feutrée en général est composée d’éclairages bien adaptés sur toute la ligne.
Les chants et musiques accompagnés de danse
C’est l’ensemble de tous les éléments et sources sonores : les sons, les bruits et la musique elle-même. Elle doit être entendue comme la somme organisée des messages sonores qui parviennent aux spectateurs. La musique possède ainsi dans ce spectacle un statut unique : elle parle directement au public sans passer par le décryptage et le fait danser. Ici, les fonctions de la musique sont nombreuses : création, illustration et caractérisation d’une atmosphère introduite par un thème musical comme ce fut le cas à l’évocation des ressources du concert-party à travers l’interprétation des morceaux de Jimi Hope ou des classiques de la musique togolaise repris en chœur par le public enthousiaste.
Aussi la musique a-t-elle été un simple bruitage dont le but a été de faire naitre un moment de détente. De même, elle a été une ponctuation de la mise en scène, notamment dans les pauses de jeu, les changements de décor. Au total, elle a crée une série d’ambiances entrainantes pour les comédiens comme pour le jeune public. L’omniprésence de la musique a renforcé les atmosphères de toutes sortes puisqu’à chaque fois elle a été accompagnée de danses variées. Des rythmes musicaux traditionnels et modernes sont issus des instruments aussi diversifiés comme le saxophone, la kora, les tambours, le djembé, les calebasses, la guitare, la batterie et le piano. Sony Labou Tansi donne de la musique la définition suivante : « La musique est un monde, une vie, une âme qui s’ajoute à notre âme. Quand doucement elle vous troue le sang, vous vous sentez dans un autre monde, en possession d’une autre chair. Ce langage là, ce n’est pas seulement un vin, ce n’est pas seulement une drogue, c’est une cascade de mondes. C’est l’une de ces grandes choses qui nous enseignent que l’homme n’est ni un ancien, ni un futur singe (…) C’est comme un petit ruisseau d’idées. Des idées solides. Et les instruments deviennent comme des pierres contre lesquelles ces idées se cognent. »
Le public a véritablement communié au cours de la fête, et contribué à créer le spectacle. Cette participation active du public à travers une interaction était souvent provoquée dans le bon sens par le professionnalisme des acteurs à travers leurs performances. Connus dans l’écosystème du théâtre togolais, ouest africain et francophone, les différents comédiens et metteurs en scène (compagnies Cie Gakokoé , Kandima, Parole en scène et ZITIComania) se sont hissés à la hauteur de leur talent et renommée à travers des jeux qui s’appuient sur la mise en espace, le conte, la mime, les masques, les chants, la musique et la danse. Il s’agit d’un élégant casting qui fait cohabiter de façon harmonieuse le Bénin, le Burkina-Faso, la France et bien sûr le Togo.
Adama AYIKOUE,
Critique.