Le poète togolais Toussaint Cossy Guénou n’est plus. Il est parti le 1er août 2016 habiter ses maisons les nuages. La mort depuis quelques années murmurait en lui comme une source, malgré des soins, il s’en est pas relevé.Cet article de Sélom Komlan Gbanou rendait hommage à ce grand poète en 2010 « Toussaint Guénou: Le Sculpteur des mots«
Toussaint Cossy Guénou : le sculpteur des mots
Sélom Komlan Gbanou
University of Calgary
On ne peut parler de Toussaint Cossy Guénou sans le laisser parler lui-même car personne d’autre que lui ne sait jouer si délicatement avec les mots, pour de leurs bruissements et de leur charme, réinventer la parole poétique. Né le 14 septembre 1948 à Tsévie, Guénou a très tôt embrassé cet univers toujours fascinant et étrange qui, par le biais d’un tableau noir, ouvre l’enfant au savoir et au reste du monde : l’école : ce voyage initiatique qui reste encore hélas en Afrique un luxe pour petits bourgeois. Adulte, le poète se souvient encore de ces premiers moments à la maternelle où commence l’aventure de l’altérité et où surtout l’expérience de la langue française, langue nouvelle, devient celle d’une passion amoureuse:
L’école est le pays où, enfant, j’ai aimé l’alphabet. Et les chiffres aussi. La langue française venue de très loin, de l’autre côté de l’Océan, m’apprit très tôt à faire la maison buissonnière au profit de la salle de classe. Cette langue que j’appelle la Grande dame Blanche a failli me faire passer ma langue de lait pour une langue marâtre. Tellement, elle était intelligente, tellement elle était séduisante et éloquente. A la fois ferme et douce, elle savait émouvoir et convaincre l’enfant que j’étais et je suis encore.
J’ai aimé sa façon d’aimer. J’aime sa façon de m’aimer. Et nos cœurs sont une histoire longue et passionnante débutée dans un cri de viol au goût de miel, un viol adouci par tacite consentement.
DE L’ENSEIGNANT AU POÈTE
Mais l’école est avant tout épreuve comme toute passion idyllique. Celle du succès mais surtout de l’échec, de la misère surtout en ces pays où, comme des taxis-brousse, les salles de classe ne sont jamais pleines obligeant de leurs effectifs pléthoriques, les enseignants aux fins de mois incertaines, à ne s’intéresser qu’à quelques rares têtes. Le goût de l’ânonnement des syllabes dans cette ambiance d’étouffement et d’intimidation, de questionnements et de doute à laquelle s’ajoute l’angoisse du bâton, a en cette fin de l’année 1952 confronté le jeune Guénou au goût amer de l’échec ou peut-être à ses futures réussites :
Puis un jour, au soir de l’année académique- invitation oblige- je subis le test de dictée. La craie blanche entre les doigts intimidés traçait des signes sur l’ardoise. L’épreuve était simple, facile : Ecrire li, lo, la et quitter la maternelle définitivement. Ce jour là, à l’ouest de la ville de la proclamation des résultats, mon nom fut absent des admis. Mais un échec n’est pas la fin du monde. Et puis la Grande Dame Blanche m’a laissé dans la bouche et sur la langue un goût de bonbon difficile à oublier, difficile à effacer. J’ai alors sauté la maternelle comme on saute un obstacle et j’ai quitté la capitale Lomé pour aller loin, très loin dans le pays profond comme on part pour une terre étrangère au-delà des océans.
De ce premier face à face avec l’école, commencent les délices de l’aventure, du voyage chez le jeune élève qui se retrouvera au Centre boisé, dans la savane et les montagnes de ce petit pays, le Togo, dont il découvre, comme par enchantement, la grandeur et la complexité. Ainsi, contre les baisers de silex et la rigueur des harmattans, le murmure vespéral des palmiers et des cocotiers, et l’hypocrite douceur de la mousson, il a appris à émousser son enfance et ses caprices dans la volupté de la nature, à dompter le silence comme pour y puiser le souffle tellurique d’un au-delà des mots et du réel ambiant. Plus que jamais, l’enfant grandi par les expériences de ses traversées, s’applique à relever le défi, mieux à gagner le pari d’être un poète : celui par qui tout acquiert une âme soluble dans le rythme et la quintessence d’un autre souffle de vie.
Mais, pour Guénou, le poète, c’est avant tout l’enseignant. Ce créateur méconnu qui sait réinventer, recréer l’enfant en allumant dans son corps et dans son esprit, par la vertu des mots, l’énergie qui le propulse vers les sphères de la Grandeur, de la noblesse, du mérite. Convaincu que le cerveau de l’enfant n’est pas un vase à remplir mais un foyer à réchauffer, Toussaint Cossy Guénou estime que l’école ne serait qu’un sinistre centre de dressage de l’enfant déshumanisé si l’enseignant ne se sait se faire créateur et entreprenant, esprit lucide et actif toujours préoccupé par le souci de donner la bonne semence du futur à ceux qui lui sont confiés. L’école n’est gaie que dans la mesure où elle se veut un lieu de rencontres privilégiées entre l’individu et ses potentialités, la société et son devenir, un centre d’éveil et d’excitation pour le bien-être de l’enfant, c’est-à-dire pour la grandeur de la société. « Et pour conduire ces enfants qui nous sont confiés, de la nuit de l’ignorance à la radieuse lumière du savoir, il faut être fou et poète et prophète », confie Guénou et non sans raison.
– Fou : pour oser affronter gaiement le monstre déjà ancré dans ces cœurs-enfants et qui a pour nom : mentalité mal réglée, étroitesse d’esprit et d’horizon, tribalisme et racisme, etc.
– Poète : pour se convaincre que le créé peut être récréé parce perceptible, parce qu’en devenir.
– Prophète : pour lire l’avenir au présent et dans le présent, car l’enfant est porteur de demain et vit intimement et quotidiennement au contact de ces promesses d’avenir que lui inspirent les fleurs, les papillons, les oiseaux, les couleurs du ciel, des peaux et des idées.
Ce sont ces trois qualités qui, seules, confèrent à l’enseignant cet air de jeunesse infinie, cette grandeur d’enfant, seuls capables de lire et de comprendre l’enfance, cette tendre poésie que d’aucuns ensevelissent dans le sang et la morve de leur folie de grandeur. L’enseignant-poète n’est pas un diffuseur de savoir encore moins un être de pouvoir. Il est cet enfant doté de quatre yeux qui sait voir en l’enfant le feu en veilleuse en lui, le génie silencieux qu’il abrite dans sa candeur et dans sa naïveté. Il est cette fine rosée qui fait pousser en douce les fleurs dans le silence des matins et dans l’auguste diapasons des crépuscules.
LA GESTE DU POÈTE EN QUATRE ACTES
Dans tous les espaces qu’il a traversés, Guénou, comme une comète, a su laisser derrière lui une grande traînée de lumière qui conforte ce sacerdoce de l’enseignant-poète, concept dont il a valablement assumé la théorie et la pratique. C’est donc à raison qu’il reste au jour d’aujourd’hui l’un des enseignants les plus connus au Togo non seulement comme professeur des langues anglaise, française et latine mais surtout en sa qualité de promoteur culturel, d’éveilleur de talents. Tous ceux qu’il a formés gardent de lui cette image de Grande Ours qui indique la voie au promeneur solitaire et au voyageur de l’ombre.
En somme, convaincu qu’en ce soir du vingtième siècle finissant qui le vit encore jouir d’une santé enviable et d’un dynamisme sans pareil, Guénou avait toujours nourri moult projets avec ses élèves pour leur faire découvrir autre chose que les ridicules trémoussements de l’Animation politique au service de la dictature et surtout les prémunir contre la langue de bois et la tentation de la résignation.
Son rêve est de devenir un entrepreneur culturel dont l’objectif serait de mettre la culture au service du développement en dotant les jeunes élèves de perspectives plus larges et ambitieuses qui leur font découvrir autrement que par militantisme et prescriptions idéologico-politiques l’art plastique, la musique et la littérature telle que l’école les enseigne.
Dans tous les établissements où il a servi, Toussaint Cossy Guénou a la réputation d’être un évangélisateur de la poésie dont il est un fervent adepte, refusant le désespoir, écrivant sur tout ce qu’il trouve, badinant et rusant avec les mots pour se jouer des maux, mixant simplicité de l’écriture et profondeur de l’élan poétique. En témoignent son parcours et ses enseignements:
1 – Lever de rideau : le Collège de Jeunes Filles de Lomé
A son retour d’Angleterre où il a commis une maitrise d’anglais, Guénou est affecté au célèbre Collège des Jeunes Filles de Lomé, aujourd’hui Collège Notre Dame des Apôtres. Ce fut le début d’une carrière atypique où l’enseignant se veut avant tout éveilleur de conscience sur la base de la pédagogie de la tête bien faite.
Dès sa prise de fonction, il crée et met en scène La Veuve, une pièce qui persifle le lévirat, coutume qui autorise le frère à hériter de la veuve de son frère défunt. A l’époque, les établissements scolaires du pays connaissaient une semaine culturelle qui n’a rien à voir avec la période faste d’hagiographie qui consacra l’apothéose de la dictature. Entièrement interprétée par les jeunes collégiennes, la création dramatique a connu un grand succès avec en particulier le jeu des travestissements par lequel les rôles masculins ont été confiés à des beautés féminines. Une première dans la dramaturgie togolaise alors dominée par le Concert-Party hérité du Ghana et avec peu de place aux femmes. Aujourd’hui, ces grandes artistes d’antan, devenues épouses, mères, cadres parlent encore de l’expérience inédite de La Veuve comme celle de leur premier amour. Quant à Guénou, il venait définitivement d’asseoir un profil : celui de l’enseignant porté vers l’exaltation des talents de ses élèves
2 – Scène premier : Le collège Saint-Joseph de Lomé
Quelques années plus tard, Guénou fut muté au Collège Saint-Joseph, toujours à Lomé qui se mire, jadis, dans l’eau claire de la Lagune de Bè, avec sa petite moustache de cocotiers que surplombaient le terrain de jeu et les coquets bâtiments du Collège Monseigneur Joseph Strebler – dont le site actuel est inauguré en octobre 1950 -. Ensemble, avec un groupe de jeunes motivés, décidés et talentueux, Guénou a largement contribué à la naissance de la célèbre Saint-Jo Orchestra, ayant même écrit le texte et la musique de la première performance:
Vous les jeunes d’aujourd’hui
On ne vous comprend plus
Du tout
Vous êtes corrompus
Vous tous
Vous nous causez beaucoup d’ennuis.
[…]
Nous les jeunes d’aujourd’hui
Nous avons le cœur plein d’amour
Et nous préférons l’amour à tout
Car l’amour enlève l’ennui.
La Saint Jo Orchestra connu un réel succès, même durant la grande crise culturelle qu’a connue le pays sous l’état de siège du parti unique friand de dithyrambes dans une fausse politique d’authenticité qui fut du rejet des prénoms importés sa plus grande priorité.
3 – Acte deuxième : Le lycée de Kpodzi
Avec l’expérience du Collège Saint Jo, Guénou venait de conquérir Lomé de ce sens pratique et de domestication du savoir qu’il confère à l’éducation. Il part, en missionnaire de la l’art et d’éveilleur de talent pour l’intérieur du pays, précisément au Lycée de Kpodzi, dans la romantique ville de Kpalime, perchée au flanc des montages. L’enthousiasme et le goût de l’effort des jeunes qu’il y découvre permettent au poète de mettre sur pied un petit groupe de passionnées du verbe divin, qui, plus tard deviendra le CLUB DEMAIN. Le nouvel espace fraichement mis en friche se révèle très vite une pépinière de talents. Le maestro se rappelle ces années avec délectation : « J’y ai rencontré un élève qui préférait le crayon et la guitare aux volumineux cahiers de leçons et devoirs au grand dam des bien-pensants. On le rejeta. Je le pris par la main. Il est aujourd’hui une célèbre vedette de la chanson et s’appelle Jimi Hope ». Ainsi, Guénou n’aura pas seulement été l’incorrigible « poéphile » mais une météorite qui, à chaque point d’impact, produit des étincelles.
4 – Acte troisième : le Lycée de Tokoin
Autrefois Lycée Bonnecarrère, le lycée de Tokoin est considéré, vers la fin des années 70 jusque vers 2000, surtout sous le règne du très charismatique proviseur Hermann Labité Agbodjan, comme la crème des lycée au Tokoin. Il était demeuré le lieu où l’on est censé avoir officié un jour, ostensiblement convoité. Pour un parcours si retentissant, Guénou ne pouvait pas ne pas y faire son pèlerinage. La direction de l’enseignement du troisième degré l’y affecte. C’était vers 1980. Jamais en manque d’initiative, le dynamique professeur dont Yves-Emmanuel Dogbé venait de publier des poèmes dans son Anthologie de la poésie Togolaise (Akpagno, 1980), initie au Lycée de Tokoin une troupe de théâtre, essentiellement constituée de jeunes élèves des classes de seconde. L’année suivante, un concours théâtral inter-établissements propulse le lycée de Tokoin et l’Université du Benin au rang de finalistes. A l’amphithéâtre du collège Protestant de Lomé le public et le jury découvrent applaudissait chaleureusement et longuement La Sympathique Troupe du Lycée de Tokoin auréolée d’une triple victoire :
– Prix de la meilleure troupe
– Prix de la meilleure mise en scène
– Prix de la meilleure actrice, décernée à Yvonne Attoh-Mensah qui brûlait ses seize bougies qui s’est montrée inégalable sous les feux de la rampe dans les rôles de L’Eau, de La Femme et de La Ville Mystérieuse, ces trois figures de l’un des plus beaux fleurons de la poésie togolaise signé Toussaint Cossy Guénou :
Elle tourne. Elle tourne
Comme un vertige
Sur sa tige
En tout temps
Dans la foulée, en 1980, Guénou instaura au Lycée de Tokoin le cercle littéraire le plus important que le pays ait connu avec plus d’une trentaine de membres dont : Kossi Efoui, Jean-Luc Aplogan, Billy Knock Kalao, Victor Toulassi, Sokpo, Sélom Gbanou, Billy Madjé Kouamba, Salah Ablavi, Bodja Robert, Kouvonou Mawussi, Nagou, etc.
Au cours de nos rencontres hebdomadaires, nous nous régalions de poésie dans des calices magiques portés par des voix lointaines mais combien proches de Metellus, Supervielle, Rimbaud, Mandelstam, Neruda, Senghor, Césaire, Tchicaya U’tamsi, etc. Nous échangions des vers, des effusions sentimentales, des rêveries enjouées, rapidement griffonnés sur du papier volant arrachés de nos cahiers d’écoliers. Nous étions une petite famille de chasseurs d’inspiration autour d’un parrain qui savait voir en chaque voix l’écho profond d’une personnalité unique. Dans cette petite ville aux confins de l’imaginaire, Guénou n’était jamais le maître mais un poète dont l’âme sensible prêtait oreille aux notes diffuses de nos mots pour les laisser eux-mêmes fondre dans la coulée magique d’une écriture en devenir. Ainsi, en 1989, peu avant la première consécration sur la scène littéraire internationale de Kossi Efoui, Guénou confiait, prophétique :
Dans ma classe, pendant qu’il buvait mes cours et que je l’observais à son insue, j’ai décelé sous son front, dans son regard et dans son sourire, l’immense avenir du génie créatif qui couvait dans l’âme et le cœur de Josuah Kossi Efoui. <br>
5 – Dernier acte : le Lycée du 2 février
Après sept années passées au Lycée de Tokoin, Toussaint Cossy Guénou retourne encore humer l’air parfumé du souffle verdoyant d’une végétation en sourire à Kpalimé. Cette fois, il n’y resta pas longtemps, car Lomé s’était avéré le terrain le plus propice pour sa poéphilie. Mais il tira grand bénéfice de cette saveur rafraîchissante pour mettre de l’ordre dans ses poèmes épars pour donner constituer la matrice de son premier recueil qui verra le jour en 1989, aux Editions Haho sous le titre de Les Maisons les nuages.
Le retour à Lomé coïncida avec la période d’explosion d’une conscience politique matérialisée par la foire aux partis politiques. Guénou se découvre, comme bien de Togolais, une vocation politique hasardeuse. Il comprit, non sans amertume, que poésie et politique ne font pas toujours bon ménage même si Lamartine, Paul Eluard, Senghor ou Césaire avaient pu concilier ces deux monstres.
La renommée de Guénou en prit un sacré coup avec le passage dans le parti politique compromettant de Joseph Kokou Koffigoh, alors «Premier Ministre de tous les Togolais», comme il se plaisait à le clamer sur tous les toits. Il s’agissait des fameuses Forces Nouvelles (FN) que l’hebdomadaire satirique Kpakpa Désenchanté rebaptisa Fosses Nouvelles en raison de son caractère liberticide et ethniciste.
Néanmoins, au Lycée du 2 Février où il était en fonction, Guénou ne lâcha pas les brides de son cheval de Troie : la poésie. Rapidement et fort de ses expériences, il initia dans son établissement le Club des Regards, club dont il était le moteur et la poésie le carburant. Au Centre Culturel Français de Lomé et dans les locaux de l’Institut Goethe, il déclencha une révolution poétique comme pour se racheter. Il composa et mit en scène une poésie lyrique pleine de grâce, de sensualité, merveilleusement interprétée par les membres du Club. Intitulé: « L’amour se lève. L’amour s’en va. L’amour revient », ce sketch-récital fut un spectacle total où sketch et récital se côtoient et fusionnent pour créer une poésie intimiste et pénétrante dans laquelle (se) parlent tous les sens pour dire les différents visages de l’Amour.
Ce spectacle révéla le talent de dramaturge et de metteur en scène de Guénou qui réussit à imprégner les mémoires de figures et de voix attachantes. Celles-ci, tour à tour, avaient pu soulever la salle par la frénésie voire l’hystérie du jeu de scène ; étonner le public par un corps et une âme qui chantent et dansent toutes métamorphoses de l’Amour, les variantes de la chorégraphie. Ceux qui ont vu ce spectacle se souviennent encore de la volupté, de l’élégance et de suavité du texte dont voici un large extrait:
Une femme m’habite ca m’amuse
Elle murmure en moi comme une source
Et m’incite a fixer nos confidences
Sur le corps des mots bien équarris
Une femme m’habite c’est ma muse
Elle me dit à cet instant même que
La vie est viande
Et se boit à même la source
Comme une eau fraiche
Ou
Comme un vin précieux
Une voix m’habite tout le temps
Et me répète
Aimer et vivre
Vivre et créer
Créer pour tisser
Des liens culturels exquis
Une femme limpide m’habite a chaque instant
Elle est l’épouse de ma mère
Et cette eau qui sourd en moi
Provoque au plus profond de mon être
Un vertige que connaissent tous les enfants beaux-arts
Aimer et vivre
Et durer
Éternellement
C’est sur ce souffle que Guénou mit prématurément un terme à son talent d’entrepreneur culturel, physiquement achevé par l’inconscience d’un pays qui enterre vivant ses poètes. Heureusement, la poésie est feu des origines que rien ne peut éteindre, une planète qui, dans l’espace stellaire de l’imaginaire, constitue sa propre galaxie.
L’ARTISTE ET LA COULEUR DES MOTS
Courtois, séducteur au verbe et au sourire faciles, il est aussi un esprit ouvert, toujours en quête d’un renouveau poétique et dont le recueil Les Maisons les nuages (Haho, 1989) consacre la dimension d’alchimiste et de fin badineur du verbe.
Cependant, Guénou a toujours rêvé d’un monde hors du monde, où tout serait fleur et bonheur, limpide et fluide, fou et doux. Un monde où le mystère de la poésie pourrait conduire au mystère de la vie, où nuages, oiseaux, arbres, papillons, êtres et roseaux iraient boire à la même source … mieux à même la Source. Ce monde merveilleux auquel rêve tout poète, il le baptise la « Vivinanie », lieu de plaisir et d’amour qui se situerait dans un no man’s land accessible seulement aux esprits purs :
Et ce pays existe
Aussi vrai que l’ouest
Et la fleur qui y est source
Et je l’appelle
Vivinanie la Vivinania
Toussaint Cossy Guénou est un poète qui sait faire rêver tant par la tragique beauté de ses vers que par la spécificité de ses inspirations nourries de poétiques diverses et d’une sublime intuition dans l’architecture de la forme. Dans un long poème au titre de: « Raconte-moi la poésie », repris en plusieurs versions dans des cahiers d’écolier, il se révèle un travail méticuleux de recherche du son juste dans cette partition où rien n’est laissé au hasard ; où poésie est hymne de la beauté.
Résultat de plusieurs années de travail et de recherches, ce long souffle d’un millier de vers est un conte-poème où le mot est action, pensée en mouvement, et le dire un délire du merveilleux. Dans le conte-poème, le mot se donne à voir, à entendre, à lire et à jouer acquérant ainsi un espace ludico-émotionnel suggéré par l’art de ‘raconter’ du poète. Celui-ci devient un chorégraphe de mots qui habille son texte d’un autre souffle. Le poète fonde alors son travail sur un projet spécifique : écrire, c’est jouer avec les mots et se jouer des maux à travers la double démarche de « sélection » et de « combinaison ». Cette démarche consiste à mêler et à entremêler entre eux des termes choisis comme dans un jeu de puzzle, de manière à faire sens et rythme à tous les coups.
Aussi, en guise de dédicace au recueil Raconte-moi la poésie dans sa version manuscrite dans un cahier d’écolier de 200 pages Guénou écrit-il ces vers à l’attention de sa femme :
Emilie Emilia
Le mot est fée
Et poisson
Et perle aussi
Je te l’offre
Et te le donne
Sosie
Bijou
Et
Oiseau
Nul autre que Guénou dans la sphère littéraire togolaise ne voue autant de passion à la déliquescence des mots, à une écriture-jeu qui démystifie la poésie par son caractère désinvolte mais puissamment suggestif et profond pour parler au lecteur avec une forme d’incantation qui, dès le premier abord, ne laisse indifférent. L’écriture travaille sans cesse paradigme et syntaxe pour arriver à la justesse de la pensée et à une beauté enivrante du souffle poétique où surgissent des territoires nouveaux et merveilleux qui laissent dans la désuétude cette désaffection proclamée pour le genre poétique réputé trop sérieux, hermétique voire une parole de couvent.
Avec Guénou, la poésie est plaisir qui joue sur le registre de la séduction et du badinage en ce qu’il implique toujours la collaboration du lecteur dans cette épopée du Mot, cette chorégraphie langagière. Ainsi, on ne peut lire Guénou sans être ému et séduit à la fois par cette simplicité maîtrisée et ce choix restreint d’un lexique qui a ceci de particulier qu’il ne sombre jamais dans la monotonie car comme le confesse le poète dans un de ses cahiers :
De l’écriture doit jaillir la parole
De la parole doit jaillir l’acte
Et c’est l’acte qui le mieux parle
Et fait agir
Par son charme, la poésie de Guénou se suffit à elle-même en des faisceaux kaléidoscopiques. Elle ne formule aucune philosophie, aucune ambition et même si la question du travail sur la langue reste rituellement posée en poésie, ici on ne saurait se priver de l’hypothèse que c’est par sa simplicité que l’écriture se fait complexe, nous interpelle pour demeurer à jamais une parole ouverte qui traçe la route de l’infini et de l’insaisissable.
Il se comprend par là pourquoi Guénou propose de voir en le poète à la fois le musicien, le peintre, le photographe, l’architecte, le chorégraphe, l’humain dans son vaste contour et dont le regard et le souffle doivent pouvoir être contagieux dans leur rapport au beau et instruire une portée nouvelle à l’art poétique. Il importe donc de réinventer la poésie, de la faire aimer telle une perle de mots dont l’éclat et la splendeur retiennent l’attention, touchent le cœur et l’esprit. En cela, Guénou a choisi de raconter la poésie, d’en faire un chant d’allégresse, un conte où le mot est fée et image et action, où le vers est pays et paysage et pari, où le poète est constructeur de maison et de nuages et de sens et plage et où enfin l’univers poétique est jouissance, sensation et jeu. Il doit y avoir comme un film quand la poésie se donne à entendre, à voir et à jouer. Mais comment faire d’un conte un poème ou d’un poème un conte ? Tout l’art de Guénou est là qui consiste à mettre la poésie en scène, à ramener le poète sur terre où l’on attend de partager avec lui ses rêveries et les secrets des planètes inconnues, cette utopique Vivinania où l’amène la muse, loin de tout y compris de lui-même.
Le conte-poème « Raconte-moi la poésie » est écrit entre 1992 et 1996 dans plusieurs variations avec des modifications, des corrections, des essais de réécriture dans plusieurs cahiers où se dévoile tout le travail de recherche et de perfection qui conduit le poète à cette simplicité maîtrisée. Le poème parle de la genèse de la poésie, ce fleuve qui coule dans tous les cœurs et dont la Source, intarissable et pourvue de grands pouvoirs, charrie l’amour, la persévérance, la joie pour supporter une chienne de vie qui ne donne pas que du noir à broyer mais aussi de l’espoir et de l’allégresse à couver.
Dans son premier recueil Les maisons les nuages, Guénou exposait nettement sa conception de la poésie, cette manière d’écrire qui fait de lui, un courant à part : <br>
Réussir un montage de mots
Pour révéler une image
Voilà qui fait
De l’acte d’écrire un jeu un plaisir un art
Et du poète
Un index une bouche un regard
Monter pour montrer fait de lui dirais-je
Un esprit qui sans cesse
Chevauche
L’obsédante beauté des mots
(Les maisons les nuages, Haho, 1989, p. 11)
Conclusion
Peintre, musicien, amateur de piano à ses heures perdues, rassembleur et découvreur de jeunes talents, Toussaint Cossy Guénou alias Amekokoèwo est une référence dans le champ culturel togolais. Plus qu’un enseignant, il est un enseignement que nombre de ses collègues devraient assimiler, un modèle vers lequel toute une génération voudrait tendre. Pendant près de trente ans, en effet, il a été un prêcheur de poésie dans un vaste désert culturel, une petite oasis où plusieurs jeunes : poètes, romanciers, dramaturges, musiciens, acteurs, le long de leur traversée aride, se sont une fois au moins désaltérés de cette soif de créer, de se découvrir, de se surpasser. Il est resté ce fou-modèle qui aime bâtir les nuages comme certains les maisons ; ce petit cœur dont les oreilles s’ouvrent, grandes, à tous les chants de soleil enfouis dans le silence carnassier des peuples dominés.
Aussi, a-t-il prouvé, par ses spectacles-poèmes, ses nombreux textes encore inédits qu’il est un grand poète dont le souffle sait se détacher du quotidien et du local pour devenir un univers printanier où douceur, rêves, questions, angoisse se mêlent à la volupté d’une écriture souple, ludique et alerte qui prend plaisir à se jouer de la grande rhétorique et des fioritures politiques dont il a goûté à l’amère saveur. Trois pôles caractérisent l’homme dans toutes ses dimensions :
– Son credo : la poésie est genèse du beau et le poète est genèse du mot.
– Son art : une poésie sans grandiloquence qui évade tout en restant rivée au réel.
– Sa démarche : dompter la poésie, la sortir de son couvent pour initiés afin d’en faire un art accessible, un cirque où tout est jeu et enjeu de plaisir.
Œuvres
– « Raconte-moi la poésie », première version, dans Petite anthologie de la nouvelle poésie togolaise (Sélom Gbanou, éd.), Bayreuth, Palabres éditions, 2007, pp. 121-165.
– Raconte-moi la poésie, Limoge, Le Bruit des autres, 2002.
– Les Maisons les nuages, poèmes, Lomé, Haho, 1989.
– « La plus petite ville du monde », dans Semences nouvelles, Lomé, Haho, 1986, pp. 55-63.
– Anthologie de la poésie togolaise (Yves-Emmanuel Dogbé), Akpagnon, 1980, Choix de poèmes, pp. 205-216.
Publié le 10 juillet 2010 et actualisé ce 03 août 2015