Lettre ouverte de Rodrigue Yao Norman à Monsieur Faure Essozimna Gnassingbé Président de la République Togolaise

Objet : Décès de Monsieur Ablodévi Eklu-Natey

Monsieur le Président,

Le doyen des comédiens togolais, Messanvi Ablodévi Eklu-Natey, est décédé le 9 août 2016. Un an auparavant, quelques camarades et moi-même vous avons écrit pour vous informer de son hospitalisation à la suite d’un grave accident de la route, et par la même occasion, solliciter votre aide pour le soigner.

Ablodevi Eklu-Natey au CHU Tokoin
Ablodevi Eklu-Natey au CHU Tokoin

Notre courrier n’avait pas eu de réponse mais nous avions pensé que vous alliez agir car nous savions que là où certains aiment parler, d’autres préfèrent agir. Alors, lorsque sans tambours ni trompette, un monsieur s’est présenté au chevet de notre Doyen comme votre émissaire dans cette clinique de Lomé, nous avions cru que votre préférence allait à la deuxième catégorie d’hommes. Mais depuis cette unique visite, le Doyen n’a plus eu des nouvelles du visiteur. Pourtant, il avait à ce moment besoin plus que d’une simple visite; il avait besoin de soins et surtout de moyens financiers pour se soigner. Le million récolté par ses amis ne suffisait pas. En clair, et sauf erreur, ni réponse ni actions de votre part.

Nous sommes nombreux à nous demander aujourd’hui si votre émissaire vous a réellement transmis un rapport de sa visite. Vous a-t-il dit que notre Doyen avait effectivement eu un accident grave et qu’il n’avait pas les moyens de payer les soins ? Certains croient que vous avez libéré les moyens que nécessitaient les soins de notre Doyen, mais sachez, Monsieur le Président, que ces moyens, si vous les avez débloqués, ne lui sont jamais parvenus, ni à sa famille ni à son médecin traitant.

Monsieur le Président, je viens humblement vous demander pourquoi vous n’avez pas aidé notre Doyen à se soigner. Depuis cet accident, sa vie n’a été qu’une longue agonie. Par pudeur et  respect pour lui et ses proches, je ne détaillerai pas cette agonie qui a duré une année.

Pourtant notre Doyen n’était pas qu’un artiste, il était surtout élevé au rang d’Officier de l’Ordre National du mérite par vous un an avant son accident. A l’époque où nous vous avions écrit, nous croyions que ce titre signifiait que le Doyen avait rendu des services exceptionnels à la Nation Togolaise et que notre Nation, à travers vous et nos institutions,  lui volerait au secours si un jour il en avait besoin. Monsieur le Président, notre Doyen a eu besoin de la Nation, c’est-à-dire de vous et de nous, mais nous n’avons pas été là pour lui. Monsieur le Président, aidez-nous à y voir clair. Que recouvre dans la réalité le titre d’Officier de l’Ordre National du mérite ?

Ablodévi Eklu NatteyJ’ai pu observer dans d’autres pays que la plupart des personnes qui reçoivent ce titre par le truchement de leur carrière ont vécu ou vivent de leur métier. Or, notre Doyen n’a jamais véritablement vécu du métier d’artiste puisque, jusqu’au 14 juin 2016, le statut d’artiste n’existait pas officiellement dans notre pays. Pour vivre, notre Doyen a été obligé de conserver à la fois son travail d’animateur à la radio nationale et celui de fonctionnaire au Ministère de la Culture jusqu’à sa retraite. Pire, ses meilleurs cachets d’artiste ne lui ont été payés qu’à l’extérieur du Togo et cela, bien après sa retraite. Non, notre Doyen n’a pas vécu « rassasié du métier d’artiste » malgré l’immense talent dont il a pu irriguer plusieurs générations de Togolais et d’Africains. Pour cette unique raison, lorsqu’à soixante-dix ans passés, à la satisfaction de nous tous, vous lui reconnaissez enfin son mérite, celui d’avoir rendu des services à la Nation, cela valait la peine de s’assurer qu’il fût à l’abri du besoin ou qu’il eût de quoi assurer ses vieux jours. Cela valait surtout la peine de redonner un vigoureux sens à cette vieille tradition républicaine en récompensant, ne serait-ce que de façon exceptionnelle, notre Doyen pour services rendus au Togo, a fortiori quand il en avait besoin. Or, à soixante-quatorze ans, notre Doyen, fait Officier de l’Ordre National du mérite était obligé d’aller travailler en empruntant malgré sa jambe fracturée et les douleurs inhérentes, les services de zémidjan depuis Zanguéra jusqu’à Nyekonakpoè.

Non, Monsieur le Président, il ne prenait pas de tels risques parce que simplement il aimait le théâtre. Il n’y a pas de doute, il l’aimait, il l’a démontré à maintes reprises, mais c’est parce qu’il avait besoin des revenus de cette production, comme par hasard étrangère, pour payer ses soins; sa pension d’ancien fonctionnaire et ses cachets d’artiste à l’intérieur du Togo ne suffisaient pas.

Monsieur le Président, au fond, je vous écris pour vous dire que notre Doyen, parce qu’il a rendu d’inestimables services au Togo, méritait d’être mieux traité qu’il l’a été; et qu’à travers lui, c’est une grande partie de la population togolaise fragile qui s’est vue négligée. Notre souhait est que cette négligence soit réparée.

Enfin, Monsieur le Président, je vous écris respectueusement pour vous demander de ne pas tenir rigueur aux voies, notamment de presse, que j’utilise pour vous faire parvenir ma lettre, mais plutôt de vous souvenir de tous ceux que notre Doyen laisse derrière lui : en premiers, sa femme et ses enfants qui ne sont en rien liés à ma démarche.

Monsieur le Président, en vous remerciant pour votre patience et en espérant avoir des réponses à mes questions et inquiétudes, je vous prie de croire à l’assurance de ma haute déférence.

Lomé, le 12 août 2016

Rodrigue Yao Norman,

Dramaturge et metteur en scène, citoyen togolais

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