TiBrava, 14 octobre 1978, à la plage, un homme, mains ficelées dans le dos, et le buste attaché au tronc d’un cocotier, fut exécuté pour avoir décapité un jeune imam, Bouraïma. Cet homme-là s’appelait K.A.
TiBrava, 21 avril 2012, un homme, couché sur le dos dans une pièce vide aux trois quarts, se trouve bousculé dans sa conscience au soir de sa carrière d’avocat. Cet homme-là s’appelle Apollinaire.
Voilà, un peu sur le modèle cinématographique, les deux plans qu’offre La Légende de l’assassin, le nouveau roman de l’écrivain togolais Kangni Alem. Question : qu’est-ce qui réunit ces deux plans ?
D’abord l’espace : TiBrava, on le sait déjà, fait partie de la mythologie personnelle de l’auteur. TiBrava est Togo, TiBrava est partout, espace gonflé ou dégonflé (c’est selon !), par la fiction et l’alchimie des mots dont seul l’auteur détient le souffle. Espace symbolique, tantôt minuscule comme Lomé, tantôt grand comme le monde. Espace élastique comme la rivière Rukarara chez Scholastique Mukasonga. La Légende de l’assassin apporte sa part de mythe au TiBrava de Kangni Alem, avec une peinture de nos modernités urbaines – surtout de Lomé ? – où s’enracine de plus en plus une curieuse civilisation de l’insulte ! À qui la faute ?
Ensuite l’intrigue : le premier plan donne à voir un K.A., Koffi Adjata, figure réelle dans la mémoire collective du Togo. Le second plan offre un personnage de papier, Apollinaire, qui sera le donateur du récit comme dirait Barthes. Entre les deux, un lien. Apollinaire fut, en 1978, l’avocat commis d’office à K.A.
On aura enfin compris : comme des fleurs du mal, fiction et réalité poussent ensemble dans ce nouveau roman de Kangni Alem. Son narrateur, à la gueule comparable à celle de Haroun de l’Algérien Kamel Daoud, se présente dès le départ : Je m’appelle Apollinaire, j’ai soixante-dix ans, un diabète, du cholestérol et je fais de l’hypertension.
Quelques pages plus loin, il ajoute : J’ai le même rapport avec le droit que celui que j’ai avec mes maîtresses. Je préfère, la plupart du temps, la manipulation à la sincérité des sentiments.
Le décor ainsi planté, le narrateur va tenter de cerner davantage la figure de son client d’il y a 34 ans, de comprendre cette affaire qu’il a perdue à une époque où la récupération politique empêchait une investigation poussée et surtout dans un pays où la langue des autres demeure la voie royale pour semer le désordre dans les têtes, et régner sur un empire tropical, hybride, fragile et au final frustrant.
Éviter les oripeaux langagiers, aller soi-même aux sources de l’information, se frayer un chemin entre rumeurs, mythes et légendes pour interroger sans passion le passé. Voilà ce qu’entreprend le narrateur de Kangni. Exercice qui ne débouche pas forcément sur la vérité – encore faut-il qu’elle existe ! –, mais révèle d’autres voix et d’autres figures comme celle du Révérend Gail Hightower.
Et le roman devient témoignages, regards croisés qui vont au-delà du crime particulier de Koffi Adjata, pour problématiser nos divers rapports au droit, nos formes variées de fanatismes, nos machines inhumaines de manipulation, nos dérives incroyables de croyances religieuses, toutes nos machines d’intrigues et d’intolérances, qui n’épargnent aucune tête
Têtes piquées sur fourches. Tête qu’on pleure et qu’on embrasse. Tête et corps séparés. Tête et corps réunis. La tête sans corps. Le corps sans tête. Crânes de chrétiens. Crânes de musulmans. Crânes païens, animistes. Crânes laïcs. Têtes miraculeuses qui repoussent au fur et à mesure qu’on les décolle. De quoi faire tourner la tête, derviche !
Ah il y a quelque chose de sanglant dans ce roman de Kangni ! La langue sûrement ! Cette langue colorée qui dit les choses avec distance, avec humour et avec dérision. Le lecteur, invité à pleurer-rire, se retrouve devant un écran où l’auteur projette des vies, des bouts de vies, des parts de mémoire et des transes existentielles. Véritable invitation à la réflexion et au voyage, un voyage d’être à être pour un rendez-vous pris en février prochain, sortie officielle du livre.
Anas Atakora