Par Ayayi Togoata APÉDO-AMAH
« Antigone-Isis ou la tragédie des corps dispersés » est au départ une création de plateau dont le texte a été écrit par le dramaturge Kossi Éfoui et la mise en scène faite par Gaëtan Noussouglo et Marcel Djondo. Cette pièce a été jouée plus d’une vingtaine de fois au Togo, au Bénin et en France tout au long de l’année 2023, par la même équipe de comédiens et comédiennes: Odile Sankara, Eustache Bowokabati Kamouna, Florisse Adjanohoun, Béno Alouwassio Sanvee, Anani Gbétéglo, Roger Atikpo.
J’ai vu ce spectacle cinq ou six fois et le dernier auquel j’ai assisté aurait pu me surprendre si je ne connaissais pas la méthode de travail des mises en scène de Gaëtan Noussouglo. Repoussant chaque fois l’analyse du spectacle pour en observer l’évolution, j’ai égaré mes premières notes. Mais par rapport à la petite partie que j’ai retrouvée, j’ai dû tout revoir tellement la mise en scène de Noussouglo et Djondo du 30 novembre 2023, la dernière, avait changé.
L’idée première de Gaëtan Noussouglo était orientée vers l’exploitation du rituel dans le théâtre dans le cadre d’un projet de rédaction d’une thèse de doctorat dans une université française. Pour ce faire, il sollicita le dramaturge et romancier Kossi Éfoui qui accepta de tenter l’aventure avec Djondo et lui. La création s’organisa autour du théâtre de plateau, une méthode de création collective et d’improvisation qui guide l’auteur du texte au fur et à mesure de l’évolution du travail de plateau (sur scène).
Le terrain était propice en raison des créations dramatiques inaugurées au début des années 1990 par un genre nouveau, le conte dramatisé, créé par la troupe Zitic dont le principal inspirateur était Béno Alouwassio Sanvee au Togo. Au Bénin, il y a eu la troupe Wasangari à laquelle appartenait Florisse Adjanohoun.
Cette esthétique théâtrale nouvelle est une chorégraphie organisée autour d’un conte ou de plusieurs contes. Paroles, chansons, musique, danses sont les ingrédients dont le mélange autour d’un rythme soutenu, rythme capital, du fait de la minceur des textes de conte, constitue l’esthétique chorégraphique. Ce recyclage du conte traditionnel par la théatralisation, a été repris admirablement par la troupe occasionnelle rassemblée par Noussouglo et Djondo.
Le titre interpelle dès lors qu’il s’agit de « corps dispersés ». En effet, ces corps perdus sont ceux des victimes des crimes et des massacres politiques ou mythiques comme ce fut le cas pour la déesse Isis de la mythologie égyptienne et l’héroïne tragique Antigone de la tragédie grecque antique. Dans les religions et traditions sacrées, à travers l’histoire, tout corps humain ravi par la mort doit bénéficier d’un rituel d’enterrement pour libérer son double mystique dans l’au-delà. Isis a remembré le corps démembré de son frère et époux, victime de la jalousie d’un de ses frères. C’est le premier mythe de la résurrection livré par les religions de l’Antiquité. Le christianisme est aussi passé par ce mythe quelques millénaires plus tard.
Antigone, quant à elle, s’est rebellée contre le décret du roi Créon son oncle qui a condamné l’un de ses frères, accusé de trahison, pour avoir tué un autre frère par jalousie afin d’hériter le trône de leur père Oedipe décédé. Ce frère qualifié de traître par le roi est donc condamné, après son exécution, à demeurer sans sépulture avec son cadavre offert à la dévoration des animaux. Antigone, au nom des coutumes, a enfreint l’ordre en jetant une poignée de terre sur le cadavre pour lui offrir le repos céleste. Elle a accompli son devoir fraternel et familial en s’opposant à l’ordre politique qui ignore le poids et l’héritage des coutumes.
La pièce nous livre quinze scènes qui traversent l’histoire, les mythes et l’actualité
SYNOPSIS
Première scène: Des personnages masqués qui ressemblent à des spectres, envahissent la scène en faisant un bruit sourd de rhombe avec des bouts de tuyaux en plastique, comme ceux dont se servent les électriciens. Ils traînent derrière eux des cercueils posés sur des roulettes. Comme il s’agit d’un théâtre de plateau, le personnage metteur en scène, au milieu d’un brouillard blanc, déclare à son équipe de comédiens que les morts n’ont pas reçu de sépulture. Il s’agit d’un sacrilège qu’il faut réparer pour éviter de graves malheurs aux vivants et apaiser leurs âmes condamnées à l’errance éternelle.
Deuxième scène: Rencontre de musiciens tout de noir vêtus. Ils sont heureux de se retrouver. Il s’agit de retrouvailles autour du drame des corps dispersés.
Troisième scène: Des personnages affublés de nez rouges de clowns de cirque, exécutent un sketch: le clown aveugle qui voit avec des lunettes noires. C’est du concert-party.
Quatrième scène: L’histoire d’Antigone: querelle entre les frères ennemis Étéocle et Polynice. Le roi Créon entre en scène joué par l’un des comédiens qui refusait ce rôle. Il est habillé de force par les autres personnages et coiffe sa couronne après qu’on lui a jeté un sortilège pour entrer dans la peau du roi. Il incarne l’ordre et le pouvoir. Il veut régner par la terreur. L’une des comédiennes change de vêtement et joue le rôle d’Antigone. Antigone jette une poignée de sable sur le cadavre de son frère privé de sépulture. Le roi Créon la condamne à être enterrée vivante. Sa mort est représentée par une poupée qu’il brise et jette par terre.
Cinquième scène: On apprend qu’un cadavre a été rejeté par la mer. Une soeur cherche désespérément le cadavre de son frère assassiné.
Sixième scène: Un personnage est à la recherche de crevettes.
Septième scène: Isis, Osiris et Seth sont ensemble. Seth tue son frère Osiris. Isis part à la recherche de son frère. Un cortège funèbre traîne un cercueil roulant.
Huitième scène: Appel des noms de citoyens disparus.
Neuvième scène: Deux paniers sont exposés sur deux tabourets. Ils contiennent des minis cercueils. Les personnages vêtus de soutanes blanches tournent autour des cercueils. Florisse (personnage féminin) est assise par terre et pleure. Appel des noms des morts. La dent du héros de l’indépendance du Congo, Patrice Lumumba, est sortie d’un coffret, soixante et un ans après sa mort.
Dixième scène: Concert musical. Les personages entrent en transe à la recherche des corps dispersés. Le Choeur dit: « tais-toi » à celle qui a des visions des cadavres. Appel des noms des disparus dont celui de Thomas Sankara. Cette scène s’achève par une mise en garde: il ne faut pas réveiller l’âme des morts.
Onzième scène: Scène de concert-party entre deux personnages grossièrement maquillés de blanc. Il s’agit d’un sketch qui raconte une histoire de cocufiage. L’un des deux personnages qui est un espion fait savoir qu’il faut arrêter de faire du théâtre et de rechercher les corps dispersés.
Douxième scène: Un taxi circule à travers la ville de Lomé. La radio parle dans le taxi. La passagère parle de son frère disparu et assassiné.
Treizième scène: Le taximan et la passagère sont à la recherche du frère disparu. Le taximan qui est un ancien militaire la met en garde pour qu’elle cesse de parler des disparus.
Quatorzième scène: Un espion est dissimulé au sein du groupe. Les dirigeants, selon lui, ne veulent pas que l’on continue à chercher les morts. Les cercueils roulants sont traînés tout autour de la scène. Appel des morts qui répondent « présents » par la bouche des personnages. À chaque appel, une statuette, prise dans un panier, est exhibée pour représenter le mort nommé. Les statuettes sont déposées dans le plus grand cercueil. Un linceul est déposé sur le grand cercueil pour signifier sa fermeture avant que les morts ne rejoignent leur dernière demeure. Il est accompli un dernier rituel au cours duquel une urne mortuaire est brisée sur le sol.
Quinzième scène: Rappel de l’histoire d’Isis et Osiris. Dans un brouillard blanc qui envahit la scène, apparaissent des figures fantomatiques vêtues de longues tuniques blanches qui représentent l’esprit des morts.
Cette pièce a été le produit de longues recherches et expériences sur le plateau comme l’attestent ses différents remaniements sur la durée. C’est donc l’occasion pour nous de nous intéresser à son esthétique.
UNE ESTHÉTIQUE POSTDRAMATIQUE
Le théâtre postdramatique est une esthétique en rupture avec les normes antérieures. Le récit linéaire est battu en brêche au profit de séries de sketchs allant dans la même direction au niveau du message. La musique, le cirque, la danse, la pantomime, le concert-party, le conte y trouvent leur place.
« Isis-Antigone ou la tragédie des corps dispersés » s’inscrit parfaitement dans cette esthétique de plateau. L’originalité ici se situe au niveau du théâtre dans le théâtre quand les créateurs de la pièce invitent les spectateurs à vivre un théâtre de plateau dans le théâtre de plateau dont le dramaturge et metteur en scène fictif est interprété par Béno Sanvee qui a fait office de chef d’orchestre, en quelque sorte.
La succession des scènes n’a requis aucune désertion de la scène puisque les personnages changeaient d’costumes au vu des spectateurs. Sémiologiquement, le signe majeur est la mort dont les signifiants sont représentés par différents objets et signes comme les cercueils omniprésents, les statuettes mortuaires, les esprits fantomatiques, la violence physique et orale, la dent du héros congolais assassiné par les colons belges, Patrice Lumumba; les vêtements, les rhombes imitant par leurs sifflements sourds et inquiétants la présence des esprits des morts, les linceuls et l’urne mortuaire emplie des cendres des morts disparus.
Djondo et Noussouglo ont su créer une atmosphère idoine en utilisant les couleurs de l’éclairage, la dispersion de brouillard artificiel pour souligner les temps forts des apparitions des esprits errants des morts en quête de sépultures.
Dans les moments de diminution de l’intensité dramatique, les nez rouges des clowns de cirque ont fait leur apparition. Le mélange de tragique et de comique a fait la force de cette esthétique qui a tenu le spectateur en haleine. La scène de concert-party y a beaucoup contribué. Lors des retrouvailles qui inaugurent la pièce, les personnages sont tous vêtus de noir, signe de deuil. Et tout ce qui va suivre se présente comme des réminiscences, des flash-backs. L’histoire ou les mythes d’Isis et Osiris, et d’Antigone sont résumés sous forme de sketchs. Les costumes de circonstance, nous renvoient dans un espace-temps historique et mythique. La couronne mise de force sur la tête du roi Créon que refusait d’interpréter Roger Atikpo, l’a fait roi malgré lui, car au théâtre, l’habit fait le moine. Il abandonnera ce rôle traumatisant en brisant la couronne. Créon veut régner par la terreur pour restaurer l’ordre perturbé par le sacrilège d’Antigone qui a osé enfreindre son décret interdisant de donner une sépulture à son frère. Il lui a suffi de jeter une poignée de sable sur le cadavre exposé sur la plage.
Ailleurs, on voit, comme Isis naguère, une soeur (Florisse Adjanohoun) à la recherche de son frère disparu suite à une répression sauvage des forces de la terreur. Les crises de transe qui agitent les personnages et les transportent dans un univers spirituel et onirique concourent, avec l’appel des noms des morts disparus, egrenés comme sur un chapelet, à créer une atmosphère de tristesse et de recueillement qui aboutit à une grande intensité dramatique. Vers la fin, un autre appel des noms des morts est ponctué par des « présent » prononcés par les personnages à la place des morts incarnés par des statuettes aussitôt déposées dans le grand cercueil.
Á propos des cercueils, il faut souligner qu’ils sont montés sur des roulettes, ce qui permet aux personnages de les faire circuler sous forme de ballet dans une chorégraphie significative, à plusieurs reprises, au cours du spectacle. À la fin du dernier appel, un linceul blanc est déposé sur le grand cercueil pour signifier sa fermeture et la dernière demeure des corps dispersés après le dernier rituel de passage de la vie à la mort. Même la dent de Lumumba est allée dans le cercueil lorsqu’il a été remis par ses assassins dans un coffret à sa famille. Les corps dispersés sont à présent rassemblés.
Suite à cette scène, des corps fantomatiques vêtus de longues tuniques blanches et enveloppés de brouillard blanc et d’un éclairage bleu, ont symbolisé l’apaisement, le départ des victimes errantes au pays des morts.
Et la pièce s’est close par le bris d’une urne funéraire à l’avant-scène qui a mis fin aux cérémonies. En somme, tout le spectacle s’est présenté comme une invitation aux obsèques des corps dispersés. Cette écriture de Kossi Éfoui et la mise en scène de Gaëtan Noussouglo et Marcel Djondo est un chef-d’œuvre qui a plongé les spectateurs dans la magie du théâtre en les transformant, à leur corps défendant, en participants du rituel des obsèques des corps dispersés enfin rassemblés. On en redemande.