Hommage à Césaire par Sami Tchak

Je me trouvais à Las Palmas, aux Îles Canaries, territoires espagnols si proches des côtes africaines, quand la mort de Césaire est devenue officielle. Je dis devenue officielle parce que nous savions tous qu’il ne pouvait revenir de sa dernière hospitalisation, nous le savions tous. Je regardais, depuis ma chambre d’hôtel, au 9e étage, la mer si belle et si calme et me revint à l’esprit que c’est une telle vision, dans une île européenne, qui avait déclenché Le cahier

Aimé Césaire
Aimé Césaire

Le calme de la mer, sa beauté, tout cela contraste tellement avec la fureur des histoires, des tragédies, qui ont transité par le grand bleu ou se sont jouées en son ventre, ces tragédies auxquelles on doit la naissance d’abord physique de Césaire, à des milliers de kilomètres du continent africain, puis spirituel. Eh ben oui, des mots de feu comme les siens, qui portent en même temps en eux toute la beauté de l’amour pour Soi et pour l’Autre, des mots comme ça ne pouvaient naître que d’un produit de l’Histoire à laquelle on doit la Martinique actuelle. Des mots de sang, de chair et de mémoires parfois ensevelies à jamais, car sous l’amas de cris de douleur nègre, il y a les autochtones, les Caraïbes, exterminés. C’était chez eux, mais ce sont eux qui manqueront à jamais à l’appel. C’était chez eux, mais ce sont eux qui ne seront pas présents lors des obsèques de celui qui, en poussant le cri fondamental du nègre, les a sans doute au tréfonds de sa douleur. Devenu en partie gaudeloupéen par ma femme, c’est d’abord aux Antillais français des Caraïbes que j’ai pensé depuis les Canaries. Même si le poète ne faisait pas l’unanimité, même si certains jeunes de là-bas sont des jeunes de leur temps, plus chat, sms, hi-hop, rap, etc., que négritude et poésie, ils sont devenus tous orphelins. Un père, leur père, qu’ils l’aiment, ne l’aiment pas, en soient indifférents, ce père ne montrera plus sa fière silhouette de vieillard au cou décharné mais dont la bouche a grondé de la même rage jusqu’à l’impuissance.

Ce matin encore, en suivant sur France O tous les documentaires sur lui, en l’entendant parler, en le regardant, j’ai eu ce sentiment pénible que sur lui, même avec son grand âge, il portait, et porterait en terre, la tragédie des gens lucides: la souffrance la plus intime. Née de ceci: ils ont compris la maladie du monde et ont décidé de la faire crever avec le bout le plus incisif des mots, mais, hélas, à l’heure où la simple logique du vivant impose qu’il se couche à jamais avec le soleil, il a encore la possibilité de savoir que rien n’a bougé. Hélas, la toute dernière seconde de sa vie, celle qui précède le Silence, est la page que jamais il n’écrira pour nous. C’est peut-être elle qui concentre ses larmes. Il nous a laissé en héritage un chemin, le chemin vers l’humain. Hélas, il a beaucoup vécu pour voir la désillusion des peuples noirs. Le Congo, il a vu et il a écrit à ce sujet. Il a vécu, il a vu. Il sait, peut-être se l’est-il dit dans le creux de cette dernière seconde, qu’il nous faudrait encore creuser des chemins dans le ventre des pierres juste avec nos ongles, creuser des puits avec des aiguilles, vider des océans juste avec des calebasses, transporter à dos d’homme des éléphants qui perdent l’usage de leurs pattes. Il sait tout ça, il l’a su jusqu’au moment du sommeil fondamental.

Quand je le revois, magie de l’homme blanc, dit-on dans mon village, quand je le revois aujourd’hui encore, j’ai ce pénible sentiment: Il sait, comme je le sais, qu’il reste à creuser des chemins dans des roches, juste avec des ongles. Les larmes qui m’emplissent les yeux renvoient à ça: Qu’avons-nous au juste fait de Césaire et de nous-mêmes durant tout ce temps? Qu’aurions-nous objectivement pu faire de Césaire et de nous-mêmes durant ces décennies? Je suis devenu gaudeloupéen par ma femme, Togolais ayant la Guadeloupe en partage, et je sais par exemple ce qu’il en est en Guadeloupe de la fraternité avec les Haïtiens. Ibo Simon, plus extrémiste que Le Pen ne le sera jamais, attise, dans une émission télévisée quotidienne, la haine la plus crasse contre les Haïtiens, causes de tous les malheurs selon lui. En Martinique, oui, les mêmes élans sombres contre les Haïtiens de la part de beaucoup de personnes. En Guadeloupe, en 2006, en plein jour, des magasins d’Haïtiens attaqués au feu à Pointe-à-Pitre. Césaire le savait, il avait aussi vécu cela. Que se jouait-il au fond du coeur de l’homme qui a consacré un chef-d’Oeuvre au roi haïtien? Que se passe-t-il dans le coeur d’un homme qui a eu le temps de vivre l’envers de ses rêves? Je souffre de sa souffrance que n’apaiseront pas les hommages nombreux, sincères ou calculés, appelés à l’inscrire dans la durée ou simple comédie humaine passagère.

Comme écrivain, il me restera de lui l’essentiel: les émotions ressenties à la découverte de son oeuvre, surtout du Cahier. Pas poète pour deux sous, je n’ai jamais tenté de l’imiter. Pas dramaturge pour un sou je n’ai jamais tenté de l’imiter. Mais prétentieux ayant longtemps rêvé de parvenir à inscrire ne serait-ce qu’un mot dans la pierre, d’échapper au destin des traces des mouettes sur le sable, je l’ai toujours quelque part comme la mesure. Pour moi, il fait partie de ces gens, hommes ou femmes, dont l’oeuvre est essentielle en ce sens qu’elle fait corps avec le destin d’un peuple, qu’elle finit par symboliser ce peuple dans sa marche vers un avenir incertain sur des sentiers de braises. Pieds nus dans le feu, marchons, marchons, marchons! Jusqu’où iront les Nègres? Au bout du petit matin, au bout, au bout, au bout du petit matin, que des Nègres l’Histoire retiendra? Il m’arrive de me dire: Césaire a écrit, nous sommes fiers de sa parole. Mais la plus haute des trahisons serait ceci: monter sur son dos pour crier par sa voix notre fierté nègre au point d’oublier que nous sommes toujours à genoux dans ce monde. Hommage mérité à cet homme: transformer ses mots de feux en actes pour libérer le Nègre, l’inscrire dans le panthéon de l’Humanité où il puisse se hisser à la hauteur de l’Autre, avoir le droit banal de regarder l’Autre droit dans les yeux. Ce serait tuer Césaire, le condamner à une sale mort, que de demeurer la négraille qui ne se sera jamais mise debout.

Sami Tchak © Togocultures

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