L’écrivain Edem Awumey (photo), auteur des romans Port-Mélo, Les Pieds sales (sélectionné pour le prix Goncourt en 2009) est aussi l’ami de Robert (Bob) Silivi fauché à fleur de l’âge après une opération mal réussie au CHU Sylvanus Olympio à Lomé. Edem Awumey rend témoigne à l’ami et au « guerrier luttant pied à pied dans les ronces et la rocaille » et « dramaturge indocile »
«…le plus impressionnant des créateurs qui ont investi la ville, m’a-t-on rapporté, c’est un dramaturge surnommé Bob Silak. Il aurait avec des comédiens amateurs monté à sa façon cette vieille pièce, Le jeu de l’amour et du hasard, et dans ce classique de Marivaux, les acteurs, malgré l’hélico, le sergent et la mitraillette Uzi surveillant au-dessus de nos têtes le moindre mouvement, se plaisent à faire la cour à qui croise leurs regards malins, au hasard sur la scène improvisée d’une place publique, ils s’adressent à une spectatrice, «…je vous aime comme un perdu, et vous verrez bien dans votre miroir que cela est juste.» Et les filles du public se prêtent au jeu, parce que, malgré la peur et l’état de siège permanent, il faut bien continuer à inventer des scènes et un pays pour l’amour. Ce à quoi je me suis essayé avec toi, Kimi, cependant, tu as dû te rendre compte très vite que je suis de ceux qui ne peuvent plus rien inventer, ni l’amour, ni la haine. Et dans ces moments et ces lieux où Bob Silak fait jouer ses comédiens, bien des liens et des regards se nouent, on tombe amoureux et on s’en va s’aimer jusqu’à la prochaine émeute, c’est le jeu, la nuit, on se serre l’un contre l’autre jusqu’à ce que le hasard d’une balle perdue explose la poitrine de l’un, ou bien jusqu’à ce que la flicaille vienne le cueillir pour l’enfermer définitivement au bagne. Mais il arrive que la balle perdue atterrisse ailleurs que dans le corps, il arrive qu’elle termine sa course de mort dans un mur, épargnant les amants, et alors ces derniers, jusqu’à la prochaine saison peuvent poursuivre le jeu de l’amour, et c’est ainsi que là-bas comme sous bien d’autres cieux continue la vie, on vit dans ces rares interstices épargnées par les balles…»
Dans Explication de la Nuit, cher Bob, je laissais ainsi les derniers mots et séquences au personnage du metteur en scène Bob Silak, qui, avec ses comédiens, jouait Marivaux, Le jeu et l’amour et du hasard, dans les rues, places et venelles de cette ville qui nous a construits. Depuis cet après-midi de l’année 1991 où nous nous sommes rencontrés dans la cour déserte d’un collège de Lomé. Me reste de ce moment l’éclat de ton regard, l’énergie et la générosité de tes mots et gestes. Je m’étais, je crois, perdu dans le quartier, ce territoire de ton enfance où tu n’eus aucune peine à me guider. J’avais retrouvé mon chemin, je t’avais trouvé toi, être magnétique, solaire. Mais nous devions nous retrouver seulement deux années plus tard, œuvre de nouveau de ces dieux malins du hasard, au jour 1 de nos années de lycée, pour ne plus vraiment se quitter, même si, de mon côté, il m’a fallu prendre le large, vers ces nouvelles rues du Nord où tu t’es dépêché de venir me retrouver, le temps d’une résidence d’écriture, avant de repartir au pays, la besace pleine des mots du courage. Le courage de l’invention de milles beautés malgré le ciel et le temps de nos tropiques qui peuvent être moches et lourds, le courage, un texte lumineux que tu m’as lu dans ces vieilles venelles parisiennes qui gardent l’empreinte de bien des poètes. Et heureux nous étions, comme des gamins d’une fabuleuse histoire. Ce fut une parenthèse moins grise dans mon exil, ton rire des jours de fête ayant pour un temps réchauffé ces pavés de Genève ou Paris où nous avons trainé des journées entières à nous raconter des blagues et à apprécier la beauté de ces passantes de Saint-Germain-des-Prés, ces muses qui, depuis Lomé nous ont introduits aux premiers chapitres de la grâce et de l’amour.
Dans Explication de la nuit, les derniers mots confiés à ce personnage qui n’était autre que toi, un tendre trublion réinventant le courage et la vie dans ces rues où, avec ses comédiens, il jouait Marivaux. Pour, par la fiction, sortir de la nuit des rêves brûlés. Parce que, l’espoir, je ne savais le saisir que sur ta face rigolarde et dans tes gestes énergiques de guerrier de nos arènes des tropiques où le soleil souvent méchant brûle, comme l’écrivait Nicolas Guillén, les roses et les têtes. Le soleil violent incarné par cette flicaille qui, ces jours de colère à la fac, venait, prompte, cogner sur les copains, en laissant certains sur les carreaux. Ce soleil répressif que tu as continué à interroger, à sommer d’ouvrir pour la jeunesse désœuvrée du pays une voix, mince couloir vers l’espoir, pendant que, de mon côté, te disais-je, j’avais le sentiment d’avoir fui nos rues et combats. Je me suis défilé, que je te répétais, et à l’autre bout du fil claquait ta réponse généreuse, « …mais non, t’as rien fui, vieux. T’es juste un peu loin dans la géographie. Les vrais guerriers savent lutter peu importe où ils se trouvent. » Le guerrier, luttant pied à pied dans les ronces et la rocaille, c’était toi. Je ne suis qu’un scribe. Nous poursuivions ainsi notre conversation téléphonique, et rigolant, nous disions vouloir saisir et secouer notre soleil mesquin par les deux bouts, toi poursuivant depuis les rives de l’Atlantique la résistance à travers tes mots de dramaturge indocile, au cœur de ce que tu as appelé Le conclave des ombres, et moi depuis mes espaces gelés du Nord. Une illusion, disais-je en ce qui me concerne, mais ne rêvions-nous pas que, peu à peu, nos mots allaient bouger, entamer une marche pour fusionner après avoir écrasé dans leur étau le soleil trompeur de nos indépendances?
Mais voilà que tu n’es plus de l’autre côté de notre fabuleuse mécanique des mots, pour, dans le mouvement de l’étau, broyer la vermine de la désespérance. Cependant qu’il faut bien poursuivre le chemin, résister, avec notre énergie de poètes solitaires rechargée par la mémoire, le feu intense et vivant de ton bref mais fracassant passage dans nos arènes. Cyclone! Ouragan! ainsi vais-je continuer à te nommer mon ami. Parce que je te sais parti secouer d’autres rivages, territoires du réel et de la fiction, tu seras ce Je narrateur dans tous nos romans de la célébration à venir. Parce que jamais je n’ai pu t’imaginer triste et le moral en berne, la démarche sera plutôt de t’ancrer, maître de cérémonie, au cœur de la prochaine joute des poètes venus, dès l’aube, tirer notre ville de la torpeur, des festivaliers ayant installé une scène sur un terrain vague dans une de ces banlieues populaires qui ont fini par voler la vedette à la vieille ville sur le bord de mer. Des hauts-parleurs gigantesques, bêtes noires et déchainées, aboient une musique sismique pendant que déclament des slameurs, des phrases-projectiles qui fusent dans l’air chaud, uppercuts envoyés à la face de la soldatesque, du néocolonialisme, de la bêtise, de la peur…
Je te vois, Bob Silak, solidaire de ces poètes convaincus rassemblés au centre de ronds-points, leurs voix défiant les klaxons de véhicules, tu débouches ensuite au Jardin Fréau dont le belvédère est occupé par d’autres festivaliers, tu pousses tes pas vers le sud de la ville, sur les bords de cette lagune d’où nous vîmes, il y a vingt ans, des corps d’émeutiers flotter dans l’eau trouble et verte. Et là tu retrouves des copains prêts pour la joute du soir, un public d’une cinquantaine de personnes est assis en demi-cercle face à la lagune couverte de nénufars. Devant ce monde, un unique micro, et les poètes, à tour de rôle, sont passés. Ils ont lu Omar Khayyâm, Yves Bonnefoy, Adonis, Léon-Gontran Damas… Puis tu fermes la boucle avec Guillén, le soleil et les roses… Ainsi, mon ami, ai-je essayé de te retrouver dans un livre prochain, esprit vivant désormais libéré de la prison de la matière, t’écrire ainsi, mon vieux Bob, en résistance au silence et à l’oubli.
Edem Awumey
Gatineau, Québec, juillet 2017.