Togocultures s’est intéressé au travail de Sinzo Aanza, romancier et photographe, définit comme écrivain et artiste visuel. Sa pièce Plaidoirie pour vendre le Congo, joué depuis 2020 et publié en janvier 2023 aux Editions Nzoi, Kinshasa, République démocratique du Congo (RDC), est le sujet central de l’entretien ci-dessous ! Pendant plusieurs jours j’ai cherché à joindre Sinzo Aanza en vain. Quand je le retrouve enfin au téléphone, il me dit : j’étais en brousse et je n’avais pas de connexion internet. Qu’elle soit choisie ou imposée, ou pour une autre raison, d’emblée cette totale déconnexion me plaît bien. Une bonne entrée en matière qui nous permet de discuter librement, à bâtons rompus avec comme premier centre d’intérêt sa pièce Plaidoirie pour vendre le Congo présentée fin octobre 2020 à la 11ème édition du Festival Les Récréatrales de Ouagadougou. Et depuis la pièce a connu beaucoup de succès.
Rogo Koffi Fiangor – RKF pour Togocultures – Plaidoirie pour vendre le Congo a commencé son aventure en Afrique de l’Ouest par sa présentation à Ouagadougou. Cela fait un bail déjà ! Nous n’étions pas sur place. Nous avons juste pu entendre un extrait dans l’émission de Vives voix de et par Pascal Paradou[1]. Peux-tu nous en dire un peu plus, s’il te plaît ?
Sinzo Aanza – S A – L’extrait choisi pour cette émission effleure un aspect de la pièce. Au-delà de cela, je peux préciser que l’œuvre présente en fait un conseil de quartier avec un certain nombre de personnalités et une foule qui participe dehors. La réunion porte sur le principe d’indemnisation et des calculs à effectuer pour dédommager les familles ayant perdu un proche après que l’armée ait confondu une foule revenant d’un match de foot avec un parcours de manifestants. Une femme, qui est également dehors, a perdu sa fille, disparue. On ne sait même pas si elle est morte. Et c’est de son personnage qu’émane toute la poésie de l’œuvre et qui va le plus en profondeur dans la production du langage…
TOGOCULTURES : Au-delà de l’anecdote, est-ce que ce titre choisi pour ta pièce pointe du doigt le danger que représenterait le fait qu’un pays africain ne fasse pas le poids face aux grandes multinationales, que si jamais l’idée saugrenue surgissait dans la tête de féroces capitalistes de mettre les pays à la bourse, que certains pays à petits budgets, côtés en bourse fassent l’objet de la prédation financière et qu’ils soient simplement et carrément achetés ?
S A : Ma pièce pointe du doigt également la question du capitalisme en général parce que les gens sont très appauvris et les difficultés de nos pays à se construire est liée au fait que ce sont des pays qui ne font pas le poids face aux espaces qui détiennent le capital. Néanmoins, il convient de souligner que la question de la vente du pays telle que je l’ai évoquée porte surtout sur le fait que vendre le pays signifie qu’on affirme par devers tout que le pays appartient aux citoyens. Parce que la plupart du temps ce qui s’y passe échappe complètement aux populations. Or le pays appartient à tous les citoyens donc c’est une vente plutôt fantasmée qui permet de réfléchir à des questions plus soutenues.
TOGOCULTURES : Du coup, le pays appartient à tout le monde, aussi bien dans le fantasme que dans la symbolique mais de façon anecdotique, plusieurs questions se posent dans le calcul des indemnisations et un cas qu’on peut évoquer et que tu traites avec une jouissance humoristique très pertinente est celui des grossesses !
S A : En fait, mon personnage parle de grossesses mais pointe du doigt le fait que pour qu’une vente soit pertinente, il faut qu’elle engage tout le monde : ceux qui sont là ceux qui ne sont plus là et ceux qui ne sont pas là encore, mais qui sont en voie d’être là. L’exercice économique et ce qu’il suppose comme justice derrière concerne le présent et aussi l’avenir avec des lendemains plus incertains encore.
TOGOCULTURES : On a envie d’en savoir plus sur cette pièce et même sur l’ensemble de ton travail de romancier et de dramaturge. On sait que tu es également artiste photographe et show man avec des installations très pointues ou osées. As-tu déjà reçu un prix avec un de tes romans ou une pièce de théâtre ou encore un recueil de poèmes ? Et si oui, quelle importance accordes-tu à cette récompense et aux récompenses en général ?
S A : C’est vrai que la plupart des gens avec qui je travaille surtout en Europe depuis quelques temps maintenant accordent beaucoup d’importance à ce genre de reconnaissance. Certains même me demandent d’établir une véritable stratégie dans ce sens. Mais moi je n’investis pas vraiment les espaces européens ou occidentaux de reconnaissance. Après, je n’investis pas les espaces congolais non plus. Dans tous les cas, il n’y en a pas vraiment ! Mais en général, je ne le fais pas parce que je me méfie de ce que peut être le dialogue entre mon travail artistique, mes préoccupations intellectuelles et des institutions d’ailleurs. En sachant que si ce dialogue se met en place cela suppose que je serai appelé à parler à d’autres personnes avec des ambitions politiques ou même éditorialistes qui peuvent être en contradiction avec l’espace dont je suis issu. Donc depuis tout ce temps, je n’ai pas travaillé dans l’esprit d’envisager des prix sur le plan littéraire ou artistique. Je travaille simplement à partir d’ici, de manière avant tout à développer une œuvre artistique en phase avec moi-même et le milieu voire l’espace dans lequel je me trouve. Quitte à aller poser ou transposer plus tard mon travail dans d’autres espaces. Juste en veillant que ces autres espaces ne dénaturent pas mes préoccupations et l’énergie qui porte tout ça. En fait, moi je viens de l’Est du Congo. J’ai grandi dans la guerre, dans un environnement de banalisation de la mort et pourtant j’ai toujours estimé que c’est important pour moi de ne pas faire de compromis quel qu’il soit avec l’histoire que j’ai vécue et les histoires des personnes décédées. Donc je pense qu’ils font partie d’une manière ou d’une autre de mes préoccupations intellectuelles et émotionnelles et qu’ils portent aussi, au travers de leurs violents départs, mes envies de créer.
TOGOCULTURES : Sinzo, c’est une joie de t’entendre dire ces choses-là qui te permettent de créer librement sans subir la contrainte de rechercher à tout prix une récompense ou une reconnaissance qui serait un label venu d’ailleurs. Pour quelqu’un comme moi qui ai travaillé pendant de longues années sur le Concours théâtral interafricain et qui ai vu le dégât causé sur certains dramaturges par la quête absolue d’être reconnus par l’extérieur, je découvre ravi que tu as déjà dépassé cette pression primaire. À mon époque – j’ai soixante ans, années des indépendances africaines – beaucoup d’écrivains ont été broyés par l’engrenage de cette demande de reconnaissance et donc la pensée dramaturgique du continent a été, par ce biais, confisquée de façon très machiavélique par la France. Habilement, les auteurs ont été contraints à harmoniser le ton de leurs créations à partir du moment où ils devraient être dans une forme de mimétisme par rapport à la demande d’un public-cible qui est plutôt le public occidental. Si on ne voulait pas se retrouver à la marge, il fallait rentrer dans le lit de Procuste. J’ai connu personnellement un certain nombre de dramaturges avec lesquels j’ai eu des entretiens et qui n’ont pas affiché autant de lucidité que toi. Et je suis agréablement surpris de voir à quel point tu es clairvoyant par rapport à ces dangers. Mieux, je suis curieux de savoir, comment tu restes ainsi ancré et axé vigoureusement sur ton travail ? Car tout compte fait, j’ai eu l’impression que tu ressembles un peu à Sony Labou Tansi pour ce qui concerne ses débuts. Notamment le fait qu’il ait été très prolixe et d’avoir une intelligence supérieure à la moyenne si on peut se permettre de s’exprimer ainsi. Car en dehors de Plaidoirie pour vendre le Congo, tu es un peu du même acabit : tu as publié Généalogie d’une banalité, aux Editions Vents d’ailleurs en 2015, des poèmes, faits plusieurs expos photos… Non seulement tu es un touche-à-tout mais tu fais bien ce que tu touches d’où le qualificatif de surdoué qu’on t’attribue à raison. Donc, à la différence de Sony Labou Tansi qui lui était très vite en recherche de reconnaissance, on voit que ceci n’est pas ton cas. Comment se fait-il que les choses se présentent autrement à ton niveau malgré les éloges de partout sur ton travail et tes activités artistiques ?
S A : Cette question est notamment au cœur de la problématique qui concerne tous ces espaces institutionnalisés que nous avions évoqués qui te maintiennent dans un système fantasmé de l’accompagnement et de la gloire alors que ce ne sont pas des interlocuteurs qui sont forcément à la hauteur des préoccupations qui me mettent sur la voie de la création. Ou de mes envies singulières de création. En tout cas, c’est ma perception des choses en ce moment. C’est fort possible qu’on tombe à un moment donné sur des interlocuteurs très intelligents, ouverts et entreprenants mais ce n’est pas sûr qu’ils composent en même temps mes envies de création. Je viens d’une région de conflits terribles comme j’ai dit. Et donc je suis sensible au fond, au factice, aux choses légères ou profondes. Et je l’ai été très tôt. Parce que nous avons toujours fait face à la mort, tout le temps dans le Nord Kivu au Congo et en fait, je pense que quand on est confronté à ce genre de situations, on ne joue pas à être bourgeois. Mais les évocations que vous faites ne m’affectent pas intellectuellement, émotionnellement ni humainement. Je pense qu’il y a d’autres urgences à la base face à cette présence de la mort, de l’indignité, de la banalisation des choses qui portent les gens dans l’affirmation de leur humanité. Quand je rencontre des espaces qui me voient et me pressentent essentiellement comme un artiste, cela me flatte mais n’est pas porteur de sens. Cela renvoie à une image de l’artiste et à sa fonction sociale et politique rendues évidentes par l’architecture socio-politique des institutions et m’emporte pas, ou mieux ne reflète pas forcément ce que je suis et que je porte profondément.
TOGOCULTURES : Moi je trouve ça génial, vraiment ! Je pense que c’est salutaire que tu puisses avoir ce détachement. Il te permet sans aucun doute de rester au pied de la lettre de tes réalités qui sont la base des meilleures sources d’inspiration pour ta production. En revanche, pour moi qui ai eu l’occasion de rencontrer une fois Sony Labou Tansi et d’avoir lu et travaillé sur certains de ses écrits, au final, voyant que ses ouvrages ne l’aidaient pas à influer et à changer les choses dans son monde comme il aurait voulu, il a fini par se lancer en politique. Il est d’ailleurs devenu député pour influencer directement les choses à partir des cercles de décisions, pensait-il. Alors ma question est de savoir puisque dans ton travail et ton écriture aussi, qu’on le veuille ou non, en dehors du côté très esthétique, malgré la force des symboles, l’humour, la distance par rapport à la gravité des situations, il y a quand même un engagement politique qui n’est pas encore brandi comme un drapeau. Mais le désir d’influer, d’influencer, d’activer le changement ou l’amélioration des conditions de vie des gens est sous-jacent à ta réflexion. Comme cela se déroule tout le long de la discussion concernant Plaidoirie pour vendre le Congo. Alors, serais-tu par hasard à court ou à moyen termes tenté par un engagement politique ? Ou alors, encore mieux, pourrais-tu un jour être amené à allier les deux : écriture et engagement politique pour influencer par un autre bout, une autre lecture de la vie, un engagement pour l’émancipation des peuples, un détachement même par rapport à la question du capitalisme comme c’est évoqué dans ta pièce ?
S A : Ceci est une bonne question et j’ai toujours été proche de la réponse à cette question parce que j’ai été formé quand même dans l’optique de devenir un acteur politique engagé. En la matière, j’ai une bonne formation avec l’appui de mes parents. Mais en fait, je suis suffisamment lucide pour comprendre que ça ne marche pas comme ça. Qu’on ne peut rien changer à partir du moment où l’on n’a pas beaucoup de pouvoir. C’est pour cela que je n’aimerais pas m’engager en politique. Je n’ai pas envie de me retrouver dans un espace politique où je n’aurai pas assez de pouvoir. À partir du moment où on ne peut rien faire, cela peut devenir la source d’une furieuse et vertigineuse frustration. Pour ma part, je crois aujourd’hui que je ne m’engagerai jamais en politique parce que je n’ai pas du tout envie de travailler pour avoir beaucoup de pouvoir et je ne veux pas non plus me retrouver impuissant dans un espace ou dans un cercle de pouvoir ou de responsabilités proclamées comme évidentes. Je préfère pour le moment rester dans les sphères de création où j’ai tous les pouvoirs sur ce que je pose. Par exemple sur mon regard de photographe ou sur mes personnages de roman ou de théâtre, sur les moyens que je me donne pour développer des expressions et des idées. Ce qui ne sera pas le cas en politique où ce genre de pouvoir absolu que j’ai en tant qu’artiste n’existe tout simplement pas à moins d’envisager soumission, tyrannie ou, comme maintenant, état d’urgence.
TOGOCULTURES : Merci pour cet échange ! Bon courage pour la suite !
Entretien à bâtons rompus entre Rogo Koffi Fiangor[2] et Sinzo Aanza[3], retranscrit pour Togocultures
PS : Sinzo Aanza, était parmi les 700 jeunes désignés pour représenter la société civile africaine lors de la rencontre dénommée le « nouveau sommet », où Emmanuel Macron a « palabré » avec ses 3 000 invités. Le sommet a eu lieu début octobre 2021 dans l’Arena de Montpellier, une ville dans le sud de la France. Sinzo Aanza, y a lu sur scène un extrait de l’un de ses poèmes célébrant la vie en Afrique, malgré toutes les peines…
Sinzo Aanza, Plaidoirie pour vendre le Congo, Editions Nzoi, Kinshasa, République démocratique du Congo (RDC), janvier 2023
Source : Sinzo Aanza, Plaidoirie pour vendre le Congo – Éditions Nzoi (editions-nzoi.org)
Le livre
Après une bavure de l’armée, des citoyens d’un quartier populaire de Kinshasa sont invités à déterminer le montant de l’indemnisation versée aux familles des victimes. Comment évaluer le prix d’un être humain ? À cette question cynique répond un débat vif et caustique sur la situation socio-politique du quartier et, plus largement, sur l’état du monde.
L’auteur
Né en 1990 à Goma (RDC), Sinzo Aanza est un écrivain et artiste visuel qui explore les potentialités radicales de la fiction. Son roman Généalogie d’une banalité a été publié en 2015 par Vents d’ailleurs. Après Que ta volonté soit Kin, paru en 2018, Plaidoirie pour vendre le Congo est sa deuxième pièce de théâtre publiée par Nzoi.
La photographie reproduite en couverture a été prise par Géry Barbot lors d’une représentation donnée dans le cadre des Récréatrales de Ouagadougou, en octobre 2020. La mise en scène était d’Aristide Tarnagda.
L’écriture de cette pièce a bénéficié du soutien de la fondation South-North, à travers le Prix Gabrielle Von Brochowski obtenu par l’auteur à l’occasion de la création par Aristide Tarnagda de Que ta volonté soit Kin aux Récréâtrales de Ouagadougou, en 2018.
[1]– Suivre le lien pour entendre le reportage https://fr.player.fm/series/de-vives-voix/de-vives-voix-plaidoirie-pour-vendre-le-congo-de-sinzo-aanza
[2]– Auteur de l’Essai Le Théâtre africain francophone, Analyse de l’écriture, de l’évolution et des apports interculturels, L’Harmattan ; Paris, 2002, 393 pages, Docteur en Lettres et Sciences Humaines. il a été journaliste, enseignant, médiateur interculturel et à présent chercheur, écrivain et conteur.
[3]– Ecrivain (romancier, dramaturge, poète), photographe, artiste visuel, créateur polyvalent, S A est un polyglotte qui parle plusieurs langues notamment le lingala, le swahili dans ses variantes, le français, l’anglais… Point d’intérêt ici sa pièce de théâtre Plaidoirie pour vendre le Congo.