Par Ayayi Togoata APÉDO-AMAH
Le 1er juin 2025, la pièce de théâtre, un monologue, du dramaturge français Michel Beretti publiée dans Balade Théâtrale 3, un recueil collectif d’œuvres théâtrales (Éditions Awoudy, Lomé, 2018), a été mise en scène à l’Espace culturel Gododo sis au quartier Logoté de Lomé, par le metteur en scène Kokou Fabrice Paraiso avec comme interprète principale, la comédienne Reine Zoé N’déyéli. La scénographie a été créée par Todégo Gbènakpon, le son et la lumière par Daniel Petit Duevi Tsibiakou. L’autre interprète est le comédien musicien Eustache Kamouna.
Adaptation de l’œuvre et scénographie
Paraiso ne s’est pas contenté d’une fidélité au texte de Beretti, il l’a adapté à sa propre vision, à sa lecture du texte dont l’unique personnage est Ouley, l’épouse du tirailleur Moussa recruté par les colons pour aller faire la première guerre mondiale interimpérialiste en France afin de sauver ce pays colonisateur du sien, de son ennemi, l’Allemagne.
Paraiso a ajouté le personnage Moussa, le tirailleur, qui, par instants, donnait la réplique à son épouse Ouley, sous forme de flash-backs. Il a fait curieusement de Moussa un tirailleur musicien. Ce personnage ajouté, nous n’avons pas très bien compris son fonctionnement dans la mesure où, à certains moments, on avait l’impression qu’il faisait du remplissage, car sa fonction ne s’imposait pas par rapport au contenu du texte dit par Ouley. C’était d’autant plus gênant que la scénographie, par l’organisation de la scène, rendait difficile aux spectateurs le suivi du jeu de l’acteur, non pas du fait d’une défaillance de celui-ci, mais de la mise en scène et de la scénographie. La scène du théâtre Gododo a été délaissée au profit de la salle destinée au public, réaménagée pour la circonstance. Qu’est-ce qui imposait au personnage Moussa de tourner autour des spectateurs alors qu’ils devaient souvent se tordre inutilement le cou pour tenter de l’apercevoir, quand ils le pouvaient, dans une pénombre ? Parfois, les spectateurs devaient chercher où il se trouvait. Quand ils le trouvaient enfin, il avait déjà achevé sa réplique et avait disparu.
Message et jeu
Au niveau du contenu de la pièce, de quoi est-il question ? En 1914, Moussa est recruté comme tirailleur sénégalais pour aller combattre en France. Son épouse Ouley, ne veut pas le laisser partir seul de peur que des femmes blanches lui volent son mari. Elle met un uniforme et va sur les champs de bataille avec son mari. Outre la lessive, la cuisine et le lit, elle charge ses fusils dans la mitraille au risque de sa vie. À la fin de la guerre, le couple rentre au village auréolé du prestige de l’uniforme. Mais paradoxalement, Moussa que la guerre n’a pas pu tuer, meurt abattu par un coup de fusil dans la chambre d’un mari jaloux dont il couchait avec la femme.
Malgré cette mort qui relève du fait divers tragique, sa veuve Ouley exige en vain, des autorités coloniales, une pension de veuve de guerre.
Cette pièce est une image du passé colonial au cours duquel les Africains ont été traités comme des objets par les colons. Leur propagande mensongère a pollué l’imaginaire des Noirs en les fragilisant au point de faire d’eux, qui sont occupés et opprimés par la France, ses défenseurs contre l’occupation de celle-ci par l’Allemagne. Joli paradoxe.
Tout n’est pas à jeter dans « Madame Tirailleur ». C’est le jeu de la comédienne Reine Zoé N’déyéli qui a sauvé cette pièce grâce à une bonne direction d’acteur de Fabrice Paraiso. D’entrée de jeu, la pièce apparaît comme un flash-back avec Ouley qui s’avance devant les spectateurs pour se présenter et raconter son histoire d’épouse de tirailleur, situation qui lui a valu le surnom de Madame Tirailleur. Toute l’histoire vise à justifier sa requête : « Alors pourquoi me refuse-t-on la pension de veuve de guerre parce qu’il a été tué par un mari jaloux ? » (p. 41). Cette phrase est la toute dernière qui clôture la pièce. Et pourtant, c’est par elle que, contrairement au dramaturge, Paraiso fait débuter la représentation. Cette phrase est dite dans un coin de la scène en ombre chinoise par Ouley pour signifier un passé qui va être présentifié devant les spectateurs. Donc ceux-ci savaient à quoi s’attendre. Tout le spectacle allait déboucher sur cette revendication d’une femme qui s’est sacrifiée pour son mari en refusant de le partager avec d’autres femmes. Il a suffi d’un seul moment d’inattention et qu’elle baisse la garde pour que son époux la trompe et soit découvert par un mari cocu qui le fusille.
L’actrice Reine Zoé N’déyéli a offert aux spectateurs une interprétation de qualité entre le drame et l’humour en impliquant constamment les spectateurs pris à témoins de son aventure. Son jeu a souligné des passages de la galère d’une femme parmi des hommes en pleine guerre. Besoin d’espace et d’intimité avec son homme pour l’amour et le bain sous les regards vicieux des soldats, s’occuper de son ventre et être une bonne servante dévouée au nom de la tradition. Doublement victime de son amour pour un homme volage et ingrat, et d’une tradition qui opprime la femme dans une société patriarcale, Reine Zoé N’déyéli a su faire ressortir la grandeur du personnage Ouley en suscitant l’empathie des spectateurs face à cette mère Courage à la Bertolt Brecht. Son jeu simple et sans emphase a séduit les spectateurs par son réalisme en mettant en exergue le tragique et la naïveté de ces Africains mercenaires, traîtres à leurs peuples, au service du colonisateur ingrat et raciste. La mort du tirailleur Moussa, de retour sur la terre natale, n’est-elle pas le salaire de la trahison ?
Paraiso, en faisant de Moussa un personnage alors qu’il ne fait partie que de la narration, a pris un certain risque. Comment l’insérer dans le monologue et à quel moment ? Et pourquoi faire du soldat un musicien en plus ? Il ne faut pas chercher loin. L’artiste Eustache Kamouna est aussi bien comédien qu’artiste musicien. Et, je souligne, un bon comédien. Certains metteurs en scène togolais sont en train de l’enfermer dans le rôle de musicien guitariste sur scène en oubliant la technique qui peut produire son et lumière sur une scène. La même remarque vaut pour le grand comédien et koraïste Roger Atikpo que l’on ne fait travailler souvent que dans ce rôle.
Du fait de la rareté de ses répliques, le personnage Moussa apparaît davantage comme un faire-valoir, un ornement plutôt qu’un véritable protagoniste. Il joue à la guitare et chante plus qu’il ne parle dans un décor sobre constitué de la tombe, de la valise et des vieux habits de Ouley. L’espace est entièrement organisé autour de la tombe du mari comme pour signifier que la représentation se déroule sous le signe de la mort et de la détresse d’une veuve.
Conclusion
Nonobstant les insuffisances relevées liées à la mise en scène et à la scénographie, les spectateurs ont aimé la représentation en le manifestant aux artistes. Face au public, à la fin du spectacle, Fabrice Paraiso a insisté sur le peu de temps dont il a disposé pour monter la pièce. C’est ĺà l’erreur. Il n’aurait pas dû créer dans la précipitation. L’art en tant qu’objet de création, exige du temps. Faire sans lui augmente les risques d’échec. Nous avons beaucoup apprécié la créativité de Paraiso dans d’autres spectacles, c’est pourquoi nous voulons croire qu’il s’agit d’un simple accident de parcours qui confortera son expérience de jeune metteur en scène.