« Le Togo des rois/ Togo of Kings » est un beau livre sorti fin 2021 sous la direction de Sonia Lawson, directrice du Palais de Lomé et Sandra Agbessi, curatrice, avec des textes de Kangni Alem et Gaëtan Noussouglo. Ce livre présente l’évolution historique du Togo à travers les artefacts royaux, les tenues, la spiritualité et les installations d’œuvres d’art. Il fait suite à une exposition hors normes menée de main de maître par Gaëtan Noussouglo et Kangni Alem comme curateurs, le remarquable travail scénographique de Franck Houndégla et Sophie Schenck, avec Péroline Gonçalves et Arsène Younang et au graphisme Gombo Production. Le texte proposé parle de comment cette exposition déconstruit les regards sur une société togolaise qui a été le fer de lance du peuplement d’une partie de l’actuel Bénin et du Ghana. Elle a été commandée par la direction du Palais de Lomé sans aucun objet au départ mais par une méthodologie adéquate, elle a bousculé plusieurs codes.
Le commissariat de « L’Exposition Le Togo des rois » ne fut pas une entreprise évidente. On peut même avancer qu’il relève d’une construction qui questionne le sens donné à l’objet d’art.
Lorsque nous avions été sollicités, il n’existait aucun objet à exposer, mais juste un thème. Nous ignorions par où commencer et quelles stratégies mettre en œuvre pour dénicher les objets. Relativement à la thématique elle-même, nous étions dans une belle hypothèse : le Togo n’est pas un royaume, il n’y avait dans l’histoire du pays que trois grands royaumes : Tado, Notsé, Mango… Qu’est-ce alors un « Togo des rois », par où engager nos énergies pour donner sens à notre quête, un peu ambitieuse, et peut-être bancale? Comment procéder, pour ne pas apparaître comme de simples plaisantins qui cherchent à créer de l’alchimie sans aucun élément ? Une seule chose, donc, relevait de l’évidence, notre pente à aimer les chantiers inexplorés. Nous pensions même que du défi pouvait naître, possiblement, une étincelle capable d’embraser la réflexion sur le sens des objets d’art, si nous arrivions à inventer notre méthodologie.
Pour construire notre « Togo des rois », nous avons proposé une première mission pour nous faire une idée des pistes susceptibles d’être explorées, et ainsi confronter nos idées avec le terrain. Nous avons aussi lu la monumentale somme, Histoire des Togolais, sous la direction du Professeur Nicoué L. Gayibor, lancé des recherches sur les objets togolais dans les musées européens. Les lignes qui suivent relatent notre expérience unique du terrain, et sa confrontation avec les réalités togolaises d’aujourd’hui.
Traces préhistoriques ?
Notre hypothèse de départ était d’aller à la recherche du Togo d’avant l’arrivée des colonisateurs, voire de trouver les traces de vie avant la naissance du royaume de Tado, au XIe siècle, d’où sont originaires les Adja, les Ewé, les Fons, les Xlas… C’est le premier royaume connu dans l’histoire du Togo. De la décadence de ce royaume naît celui de Nuatja ou Notsé. Cette première mission ne nous permettra pas de parcourir tout le territoire. Arrivés à Lomé, nous apprenons que dans les monts Agou, dans le village d’Asiato Kpedzi, cinq doigts sont marqués d’un sceau indélébile dans le rocher. Si nous parvenons à percer l’énigme des cinq doigts, peut-être pourrions-nous élucider celle des pieds. Les Kabyès, dit la légende, seraient descendus du ciel, et des empreintes de pieds des premiers hommes se trouveraient sur un rocher, dans les monts Kabyès.
Nous partons pour Agou Nyogbo, nous recrutons un guide, qui nous mène au site. Sur le rocher, nous décelons des traces, mais rien qui ressemble aux doigts des mains. Des habitants auraient-ils aiguisé leurs outils de chasse sur ces rochers ? Pour notre guide, ces doigts ont existé, il prétend les avoir vus jusque dans les années 90. Nous descendons nous enquérir dans le village, auprès des missionnaires protestants, qui n’ont jamais entendu parler de cette histoire ! Nous voulons en savoir plus sur ces empreintes archéologiques qui pourraient révéler les traces de « premiers habitants ». Au domicile du Chef d’Agou-Nyogbo, seuls les enfants nous accueillent, le Chef a voyagé avec certains notables. Notre guide nous amène auprès d’un des notables, couturier de son état, qui dit ne pas en savoir davantage, et nous renvoie auprès du secrétaire du Chef, qui pousse un rictus à notre question. Il sort un livre en Ewé, pour nous parler de ces empreintes qui existaient bien avant l’arrivée des Allemands, et qui ont toujours intrigué la population. Au temps des Allemands, malheureusement ces doigts auraient été découpés et emportés par une photographe italienne, laquelle serait décédée sur le bateau la ramenant en Europe ! Quels objets peut-on trouver dans ce village ? Il nous introduit dans la maison d’un monsieur, dont le père a été intronisé par les Allemands, et qui a reçu d’eux un casque et un costume qui servent d’objets d’apparat aujourd’hui, lors des grandes manifestations. Après avoir pris les objets en photos, nous prenons congé, avec la conviction que la préhistoire orale n’est fructueuse que si l’on savait l’interpréter.
Objets royaux ou de chefferies
Entre sociétés acéphales et royales, il importe de mettre à jour les différences, percer les mystères, et débusquer les objets pour une exposition grand public, à même de permettre au visiteur de découvrir l’histoire du Togo, à la fois dans son unité et sa variété, dans un parcours vivant et documenté. Nous partons pour l’ancien royaume de Tado. Nous parvenons à avoir un rendez-vous avec le roi, Togbui Anyi. Le roi, assez âgé, ne sort qu’une seule fois par an, et ses rendez-vous sont très réglementés par un protocole strict, et ne durent que 15mn. Dans cet ancien royaume, il apparait clairement que nous n’accéderons pas au trône royal, un objet unique et ritualisé. Les nouveaux rois, depuis des générations, s’installent sur l’unique trône, le temps de la cérémonie d’intronisation. Chaque roi fabrique son propre trône, ses regalia, et crée le symbole sur lequel repose son pouvoir. A sa sortie, le jour de l’an, le roi délivre un message au peuple, puis disparaît dans son palais. Nous avons la chance de visiter le sanctuaire de Togbui Anyi, bien entretenu, et qui perpétue le mythe de l’autochtonie. Littéralement le nom signifie « ancêtre-terre », mais il joue aussi sur l’intonation du mot Anyi, qui veut dire aussi « abeilles ». Le 1er roi aurait disparu sous terre avec ses enfants et son bétail, à l’exception d’un porcelet, selon le mythe. Le site de sa disparition est protégé, sacralisé. On se déchausse à l’entrée du sanctuaire. On raconte que, de temps en temps, cette terre respire, indiquant un signe du roi à ses sujets, que seuls les initiés sauront interpréter. Dans cet ancien royaume, on visite aussi « amé vodou », ce sont trois monolithes qui, pour la population, représentent des vodous personnifiés, des fugitifs d’une guerre qui, rattrapés par les ennemis, au lieu de se livrer, se seraient métamorphosés en pierres.
Après Tado, nous prenons la route de Notsé. Le chef Agokoli nous reçoit. Nous discutons avec lui de cette exposition, il est prêt à nous prêter, le moment venu, quelques cannes royales, à condition que les notables adhèrent au projet. Nous visitons les murailles d’Agbogbo, du moins, les vestiges. Le peuple Ewé a fui Notsé pour s’installer dans les régions maritimes et des plateaux, d’autres dans le Sud Ghana et d’autres encore au Bénin. Après Notsé, nous avons rendu visite à des universitaires pour avoir leurs points de vue sur ce projet. Pour certains, parler du « Togo des rois », c’est vouloir transformer le Togo en royaume. Le Togo des rois serait chimère, un délire de gens en mal d’inspiration. Pour d’autres, le projet ouvre la voie à la découverte du Togo. Il montre que notre pays n’est pas une invention des colons allemands, britanniques et anglais.
Par-delà les divergences, notre conviction était faite. Une exposition est un outil adéquat pour passer des informations, mieux instruire et mieux faire connaître une idée, un projet, un pays… Les grands livres qui sont écrits ne sont pas vraiment lus, c’est une occasion pour découvrir le Togo et faire découvrir son histoire à toute la population. Des contacts nous ont été donnés pour mieux approfondir le sujet et aller plus loin dans notre quête. Nous avons été à la rencontre des enseignants des écoles primaires et discuté de ce qui pouvait les intéresser dans une telle exposition. L’enchantement se lisait sur toutes les lèvres. Pour eux, cette exposition est une aubaine qui les fera sortir de l’enseignement totalement livresque. L’élève retient mieux en contact avec le réel.
Cette première mission a été décisive et a permis de tracer la ligne de l’exposition qui se résume à grands traits. « Il s’agit d’une exposition grand public, dans laquelle l’élève d’une école primaire de Kodjoviakope comme l’amateur d’arts africains de Paris doit se retrouver. L’expérience sera immersive, multisensorielle, à la fois ludique et appliquée, en jouant sur la théâtralisation des espaces de l’ancien palais des gouverneurs de Lomé, et de son fabuleux parc. (…) Le parcours se déroule en 15 étapes historiques se rapportant chacun à une royauté ou une chefferie du Togo, de la préhistoire à 1960. Non exhaustif, ce fil chronologique est jalonné de 7 stations thématiques, permettant d’ouvrir un axe transversal, comme par exemple : le rôle des femmes, les fondements spirituels du pouvoir des rois, la géomancie du fa, les guerres et résistances, etc. Les espaces d’exposition occupent 400 m2 au 1er étage du bâtiment. ».
La ligne de l’exposition étant définie et acceptée, nous avons présenté un plan d’action de recherche des expôts. Une mission doit parcourir tout le Togo pour identifier les objets devant figurer dans cette exposition. D’autres réalités du terrain réajusteront la ligne au fil des investigations. Des personnes ressources ont été identifiées dans les cinq régions du Togo, et ont préalablement fait un travail pédagogique auprès des chefs et des rois. Des courriers ont été envoyés par les autorités togolaises aux préfets pour nous faciliter le travail sur le terrain.
Si l’identification des objets et des personnes a été assez aisée, leur collecte a été rude. Les courriers officiels, dans certains endroits, ont eu du mal à passer, car le terrain de la chefferie est un terrain très miné. Des missions se sont succédé, suivant les difficultés rencontrées. Dans certains milieux, le préfet a dû envoyer des gendarmes pour calmer l’ardeur des habitants qui voulaient en découdre avec leur chef car, pour eux, l’Etat cherche à les spolier des objets ancestraux avec le consentement des chefs. Dans d’autres lieux encore, nous avons été menacés, car nous sommes assimilés à des voleurs d’objets. Dans bien d’autres endroits, le patrimoine ancestral étant d’une grande valeur, les notables et les chefs nous prient de les aider à créer des musées permettant aux populations de voir les objets car, en comprenant leurs valeurs affectives, familiales et patrimoniales, il ne viendrait à l’idée de personne de les vendre. Sur plus de 150 objets recensés, nous n’avons été capables de collecter qu’environ la moitié. Mais là, encore, certaines chefferies, réticentes au départ, après l’inauguration de l’exposition font toujours des pieds et des mains pour que leur objet figure en bonne place dans l’exposition. Pour les grandes royautés où collecter a été impossible, les portraits des rois ont remplacé les expôts. Nous avons dû négocier deux expôts considérés comme des divinités, pour qu’ils soient « désactivés » afin de ne pas constituer un vrai danger pour les visiteurs.
Que conclure ?
Peut-être que, si l’objet d’art est une construction, devenir roi l’est tout autant. Pour être roi, il faut avoir la prudence du caméléon, la force du lion et la noblesse de l’éléphant. Proverbes, anecdotes, énigmes et devinettes foisonnent dans les palais et les chefferies, nous les avons intégrés à l’exposition comme éléments essentiels de la pensée même qui structure la vision du monde des sociétés concernées. Cette exposition est une expérience unique. La plupart des objets sont « vivants », car ils servent encore dans le quotidien des chefferies. Ils n’ont jamais quitté leurs palais. Lors de cette exposition, certains chefs ont redemandé leurs objets pour des cérémonies ancestrales. Le Palais de Lomé a accepté la demande, et quelques jours plus tard, ils ont retrouvé leur place dans la scénographie.
Notre méthodologie a le mérite de révéler l’inventaire de l’existant. Elle a permis de mettre à la lumière tout ce qui est caché. Ce patrimoine existant peut-être valorisé, non seulement par les rituels, mais aussi par des sorties pédagogiques. Les valeurs intrinsèques du Togo se découvrent. Cette expérience permettra à d’autres espaces d’émerger. Cette exposition révèle la qualité des guides, des conservateurs. Elle appelle à la valorisation et à la construction d’autres lieux, pour l’émergence et la valorisation du travail de jeunes conservateurs. La numérisation des œuvres les sortira de l’anonymat, leur évitera des chocs thermiques, les protégera avant que le destin « jaloux ne les réduise en cendre pour nourrir les racines de la vie ».
Gaëtan Noussouglo et Kangni Alem
In Le togo des rois/ Togo of kings, Textes de Kangni Alem et Gaëtan Noussouglo, sous la direction de Sandra Agbessi et Sonia Lawson, éditions Gourcuff Gradenigo, Paris, 2021 ©Palais de Lomé