Dans la Préface de son roman L’esclave (1929), Félix Couchoro écrit : « Dans nos pays, nous avons notre éducation, des formes courtoises du langage, une culture d’esprit, un code de convenance, des usages, des cérémonies où l’emphase ne le cède en rien au désir d’être poli et de plaire. Dans nos idiomes, nous avons le langage terre à terre, le style de bonne compagnie et le ton sublime. Notre cœur est capable de sentiments nobles ; notre esprit s’irradie en pensées élevées. »[1] Le décor est ainsi planté. Nkunu est doué d’une virtuosité singulière, d’une verve particulière. Ainsi cette verve débordante qu’on retrouve dans son roman Zoromi Soul Saga relève du baroque. Le baroque se caractérise par une surabondance d’ornements, par l’irruption de l’absurde, de l’insolite et de l’instable en amont desquels commande une pulsion naturelle et irréfléchie, un penchant effréné, la passion ou la fougue même de la nature (par opposition à la culture, à la civilisation). Il peut être analysé aussi bien comme une unité lexicale que comme un vocable des Beaux-arts.
- approche conceptuelle et interrelation artistique
L’un des problèmes cruciaux qui se posent en Afrique à la littérature et à sa critique est l’emprunt de la langue, de schèmes, de modèles et de concepts occidentaux qui ne sont pas toujours adéquats. Le roman, par exemple, est un terme et un modèle que les Africains ont aussi adopté pour désigner l’une des formes de leurs productions littéraires. L’on se demande si les œuvres ainsi nommées répondent toujours aux normes et aux canons de ce genre importé. Le roman indique normalement un concept précis conforme aux pratiques des sociétés occidentales. Est-il exact d’attribuer le même terme aux œuvres d’une culture aussi différente que celle de l’Afrique ? L’œuvre Zoromi Soul Saga est-elle un roman ? L’auteur même nous avertit déjà dès les premiers mots du récit : « Plus qu’une histoire, une légende. » (p. 9)
En empruntant encore le mot baroque à la culture occidentale, il est important de préciser le contexte et les concepts auxquels nous lions le terme et d’expliciter nos définitions. Un constat s’impose : en Occident, le terme était, au 16ème siècle, apparu et fut surtout employé comme un vocable des Arts. Mais, en vérité, il désigne un concept aussi vieux que le monde et ne saurait être l’apanage exclusif d’aucune culture. Comme unité lexicale, il peut avoir un sens très varié et relatif mais traduit toujours une même tendance générale de l’esprit humain. Qu’il soit de l’origine espagnole « barrueco » ou portugaise « barroco », le mot baroque désigne étymologiquement « une perle irrégulière », une perle qui peut être de belle eau, mais qui perd de son prix faute d’être parfaitement ronde. Introduit en 1531, il a été employé plus tard comme vocable d’un style architectural né en Italie, étendu aux autres arts puis répandu dans les autres pays d’Europe et d’Amérique. Dans la culture africaine ou dans l’œuvre d’art africaine, ce style peut prendre des formes et des significations locales typiquement africaines en s’écartant de ces modes d’expression en Occident sans pour autant cesser de relever du même souffle baroque.
Le mot « baroque » apparu au 16ème siècle n’était pas d’emblée employé pour désigner un style dans les arts. Il n’avait alors que son sens étymologique de « perle irrégulière ».
Ce n’est qu’au tournant du 18ème et du 19ème siècle que les théoriciens partisans de l’antique et rénovateurs d’un art architectural classique ont employé l’adjectif « baroque » pour désigner ce qu’ils trouvaient de capricieux, d’extravagant, de contraire à la règle et au goût chez les maîtres Italiens du Seicento. Pour mieux comprendre les raisons qui ont induit à l’usage de ce vocabulaire, il nous faut nous rappeler un trait central de la Renaissance et de l’humanisme. Dans le contexte du 16ème siècle, l’on pensait que les œuvres du moyen-âge comparées aux œuvres des anciens et particulièrement des Grecs, étaient gauches et imparfaites.
C’est pour réagir contre cette médiocrité présumée des arts médiévaux que la Renaissance et l’humanisme ont, dans l’épanouissement merveilleux des arts, remis en honneur l’antiquité gréco-romaine par l’étude et l’imitation de ses œuvres pour s’en approprier les règles esthétiques. Quand certains artistes en vinrent dans leurs œuvres à outrepasser ces règles esthétiques inspirées de l’antiquité et mises en vogue comme les meilleures structures canoniques des arts, ils furent taxés plus tard de baroques. Le terme était donc pris d’abord dans une acception péjorative. Or le nouveau style ne signifiait pas gaucherie et imperfection liées à l’ignorance du métier d’artiste comme à l’époque médiévale mais plutôt une façon d’exprimer une époque. Ce mode d’expression qu’est le baroque sera varié selon les pays.[2]
Orgies, délires, mouvements, violence, ivresse, le monstrueux, l’insolite et manque de lucidité font partie du « souffle dionysiaque ». Le baroque peut prendre des formes si diverses qu’il est difficile d’en fixer d’avance le nombre et d’en décrire les contours. Ce sont des domaines dans lesquels des formes se manifestent et il existe un nombre imprévisible de domaines et de formes. Soulignons que dans chaque domaine toutes les formes imaginables qui se polarisent autour du baroque, le sont par opposition au classique, à la raison, à la mesure, à la lucidité. Dionysos étant le dieu de la fécondité, les formes dérivées du souffle dionysiaque se caractérisent par la richesse de leur diversité et compte tenu du fait qu’il n’y a point de règles de style pour discipliner ses formes ni de modèles à suivre pour régulariser ses difformités, le baroque est le terrain d’élection d’une inventivité infinie de formes qui sortent de l’ordinaire, du normal, c’est-à-dire du classique. De ce fait, l’on ne peut appliquer ici une démarche déductive pour dégager les formes des diverses manifestations du baroque dans le roman Zoromi Soul Saga de Nkunu.
- Le baroque littéraire
Quel que soit le contexte dans lequel on l’envisage, le baroque est à la source d’une tendance générale de l’esprit humain de laquelle découlent toutes les formes d’effusions du dionysiaque au sens nietzschéen du terme et par opposition l’apollinien. De même que la netteté, la clarté, la transparence, la vraisemblance, la raison, la régularité, la mesure, la légitimité, l’ordre, la bienséance, la précision, la culture, la stabilité, les détails, la pudeur, l’équilibre, l’observation scrupuleuse des normes, l’honneur, la dignité, la civilité, la civilisation, le calme, la paix, la continuité, l’obéissance, la maîtrise de soi, la sobriété, la noblesse, la sagacité, la lumière et le jour sont le propre du classique, de même le flou, le confus, l’opacité, l’invraisemblance, la passion, l’irrégularité, la démesure, l’illégitimité, le désordre, la grossièreté, l’imprécision, la nature, l’instabilité ou la précarité, le pittoresque, l’impudeur et la salacité, le déséquilibre, la négligence des lois, le barbare et le bizarre, la honte, l’indignité, le primitif, le trouble, la violence, la discontinuité, la rupture ou le changement, la révolte, la furie et le relâchement, la voracité et l’orgie, la roture, le grotesque et le burlesque, l’ombre et la nuit sont respectivement caractéristiques du baroque.
A l’image du pittoresque, c’est l’allure générale, le schéma d’ensemble de l’intrigue (et non les détails), l’impression de transformation constante des événements, l’émoi, l’extase, l’ivresse, la puissance de l’émotion des personnages et des anti-héros rappelant le roman picaresque espagnol qui prédominent. Absence complète de sentiments élevés, péripéties et aventures mouvementées, éthylisme et hébétude, superstition et magie, autant d’indices du baroque narré avec hardiesse dans une faconde luxuriante où une harmonie confuse se charge de modulations et de dissonance. En écrivant, l’auteur suit, sans doute, la pente de son penchant naturel, de son émotion. Nkunu ne s’astreint pas à discipliner, à polir, à civiliser ou à corriger les effusions naturelles et instinctives de son imagination et de son enthousiasme poétique. Seules la force et la vivacité de la pensée absorbaient son attention. L’auteur de Zoromi Soul Saga est à la remorque d’un délire baroque dont il faut analyser les effusions et arracher le secret des significations: folie, vertige, déchaînement, etc.
En ce qui concerne l’écriture, elle laisse comprendre que tout provient de sa personnalité profonde qui s’affranchit de toute contrainte extérieure, des règles et des modèles préétablis pour laisser libre cours à ce génie effréné, à ces coulées verbales qui ont été les socles de sa fiction. Il ne s’agit pas d’un style classique, un discours fluide et apaisé mais un discours violent et une syntaxe heurtée.
L’auteur du roman a fait usage entre autres de néologismes littéraires, les vocables insolites, les néologismes administratifs, les néologismes techniques, les différents types de glissements, les phénomènes de confusions de mots, d’inflation verbale, d’enflures ou clichés, de locutions controversées ou familières, des jeux de l’humour et du langage, etc.
Ecriture-effraction, démesures, hérésies, transgressions à la logique de la langue française, tropicalité, truculence, exubérance, subversions et inventions, burlesque, éclat de rire sonore, horreur, récit étrange. Tous ces épithètes on peut les attribuer au texte de Nkunu et qui concourent à suggérer un principe d’écriture basé sur le baroque. Il convient de dépister ses formes baroques dans un certain nombre d’aspects de l’univers romanesque :
La nature et la cosmogonie
Un champ lexical relatif à la nature et à la cosmogonie est présent dans le récit : « Suspendue à la voûte du ciel, la pleine lune dont les jeux de lumière faisaient prendre aux formes des allures surnaturelles, éclairait la scène. » (p. 12) ; « Rudement harangué, courroucé, l’esprit tutélaire décolla de son olympe stellaire. » (p. 13) ; « la Nuit qui tomba en plein jour… » (p. 29) ; « La foudre foudroyait l’espace… Le tonnerre tonnait sans cesse comme pour dissuader un malfaiteur sur le point de commettre son forfait… Des éclairs éclairaient la nuit, comme pour chasser les ténèbres, complices du mal. » (p. 36) ; « le tonnerre fit trembler la terre sous ses pieds ; et elle vit un éclair sillonner les routes célestes, inondant la nuit de sa lumière aveuglante… » (p. 37) ; « Et la pierre, d’une éblouissante blancheur fluorescente, d’une rougeur sanglante, de se mettre à rougir. » (p. 38) ; « La tempête qui, au large de son esprit, s’était déclenchée, prit, à l’approche des côtes, l’allure d’un cyclone » (p. 72) ; « Nous voilà dans un hamac d’étoiles suspendu à la polaire septentrionale, et à la croix méridionale, surplombant une cascade devant laquelle les chutes de Niagara feraient figure d’un anodin jet d’eau. Ma tête, dans la constellation d’Orion, portait en diadème, la nébuleuse Tête de Cheval. » (p. 87) ; « Le cheval qu’il chevauchait vient de trébucher sur les rochers de la montagne blanche sur laquelle se répand son sang. Et l’astre saigne tant et si mal que la surface de la mer, au pied des monts blancs, est toute ensanglantée. J’adresse une courte prière silencieuse au Ciel de garder le soleil longtemps enseveli, afin qu’il ne puisse, de si tôt, ressusciter, pour me laisser le temps d’écouter jusqu’à la fin, cette histoire de chien qui commence si bien. » (p. 120) ; « Entourée de ses scintillants enfants, la lune se trouve au milieu de la scène céleste, d’où elle déverse son miel luminescent à la surface de la mer qui, toujours tourmentée, continue de venir se vider de son lait sur le café du sable. » (p. 134) ; « Entre autres, j’ai vu des étoiles, des serpents, des chevaux de mer, des poissons de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. J’ai vu aussi dans un endroit, évoquant l’Atlantide, de gigantesques grottes. Au fronton de la plus gigantesque de toutes, je pus décrypter dans une touffue ramification d’algues aux allures hiéroglyphique : MA SA BA BA… Et je m’y fusse noyé n’eût été mon pinceau moitié-femme, moitié poisson qui, tel un sphinx marin, me fit remonter jusqu’à la surface. » (p. 196) ; « Tu menaçais la pleine lune de la décrocher et la jeter sur la terre, si elle refusait de te dire la personne qui l’a suspendue dans le vide d’où jamais elle ne tombe, de trébucher sur un caillou. » (p. 211) ; « La minuscule étoile n’était plus seule. D’autres apparurent l’une après l’autre : et, velléitaires, jetaient une sorte de lumière poudreuse dans les ténèbres. » (p. 231)
Tout l’ensemble a pour point de chute une certaine élévation spirituelle : « Et alors, bravant les lois de la pesanteur, tu t’élevas dans le ciel, et te mis à planer… » (p. 234 – 235)
Le spirituel
La chose spirituelle transcende le roman Zoromi Soul Saga de bout en bout. Dès les premières phrases du roman, on est acculé : « Mieux que de sagacité, d’une sage de cauris, jetés tel un défi de formule mystique de la suspension éthéréenne, à la loi scientifique de l’attraction… Soul, le bleu, tombé sur le dos… Le jaune, Zoromi, sur le ventre… Et, tandis qu’attendait que soit devinée la position qu’in prendrait au sol, si jamais il tombait… Saga, le cauris vert… Les prétendus messagers de l’oracle se tournèrent vers le dieu Avivore, pour résoudre l’énigme. » (p. 9) ; « pour finir par tirer révérence à l’idole ensanglantée solennellement majestueuse, dans des postures qui font froid dans le dos… » (p.9 – 10) ; « Et la tête chanteuse de l’immortel coq danseur tirait la langue au dieu mangeur de volaille, en faisant, du chant cocorico, des cris kikiriki ; sans, cependant, faire cacaraca, car, quel que fût son pouvoir, son bec, s’il pouvait encore crier, ne pouvait plus picorer les cafards vivants sur les dépotoirs… (p. 10 – 11) ; « la grande place rituelle au centre du sanctuaire de la divinité Saga-Abla, qui disaient les adeptes, par ses danses plus que de tourbillon, d’ouragan, révélera le secret de l’énigme. » (p. 12) ; « le puissantissime Pa’ Ablassou, l’abracadabrant sceptre Abla-Ka-Saga, en queue de cheval au manche pilonnesque, pendu au cou ; fièrement flanqué de la flamboyante et gigantesque Ma’ Sagassi, calebasse stylisée en équilibre sur la tête (…) le buste robuste, dont presque la moitié dominait l’assistance, trônant divinement comme la divinité mère sur son immense autel de chair, de sang et de graisse, cache-sexe jeté sur l’arc-en-ciel enroulé autour des hanches. » (p. 12) ; « l’agonie du fameux coq vert » (p 15); « cette calamitique-tête-brûlée-de-nabot-albinos-d’enfant-de-tous-les-anathèmes » (p. 24).
NKUNU ne cesse de dégorger ses compétences spirituelles : « la statue trônait mystérieusement majestueusement sur son autel. L’index gauche pointé sur le ciel, le droit, sur la terre, elle semblait lancer, aux hommes et aux dieux, son défi jamais levé. » (p. 25) ; « Toute bête atteinte d’une infirmité de quelle que nature que soit, est impure pour le sacrifice, et son propriétaire, après être tombé en disgrâce, se verra toute sa vie, poursuivi par le courroux des dieux de Logone. » (p. 28) ; « la déité tombée au talon » (p. 29) ; « le très puissamment oint soi-disant homme de Dieu (…) eut beau pousser d’hystériques hurlements » (p. 61) ; « l’incapacité des saints, qui ne savaient plus à quel dieu se vouer » (p. 61) ; « Pour moi, mieux vaut une vivante victime du fanatisme qu’une martyre consacrée. » (p. 61)
Il s’agit d’« une singulière religion sans prêtre où, masochiste, la divinité, pour faire un ange d’un démon, fournit aux adeptes, profanes comme initiés, le flambeau pour brûler ses tabous ; et l’arme pour l’abattre. » (p. 74) ; « A la sept cent soixante dix-septième fois, elle vit la Mort lui apparaître dans un immense tourbillon de poussière, chevauchant un cheval de feu, sa faux ensanglantée brandie, fendant l’air au-dessus de sa tête. » (p. 91) ; « De son sac passé en bandoulière, il sort un collier de ruban blanc, ayant en pendentif, une minuscule plume noire, dont il se touche le front et la langue, avant de me le passer au cou. Replongeant la main dans le sac, il en sort une petite queue blanche de cheval qu’il secoue au -dessus de sa tête, et s’en va, le cahier dans une main, la queue de cheval dans l’autre, dans la direction où le vent a emporté la traîné blanche comme une fumée. » (p.150).
La sorcellerie n’est pas du reste : « ce village de colonie, redouté par tous ses voisins pour son inégalable réputation dans la sorcellerie. » (p. 161)
La description des êtres vivants
Quels rapports existent-ils entre les animaux et les hommes tels qu’ils ont été conçus dans leurs portraits avec des formes baroques ?
Il y a d’abord l’évocation du reptile par endroits : « Le cou, comme anaconda » (p. 38) ; « Dans le ventre de la petite fille, il y avait, plus haut que l’Olympe, plus culminant que le Kilimandjaro, le mont Amédjopé. Au sommet d’Amédjopé, une pierre qu’elle disait philosophale. Sur la pierre philosophale alla s’asseoir la goutte de venin lacté, qui parvient à franchir les 9000 m… » (p. 38) ; « Le serpent, il y a longtemps, n’était plus revenu. Sept par dix kilomètres de reptation, pour le miel et le nectar sera tout… » (p. 63) ; « Elle avait avalé l’anaconda qui l’avait mordue, parce qu’elle lui était plus forte. (…) ma mère allait son chemin, sa croix dans le ventre… » (p. 65) ; « Le démoniaque destin du calamitique Siménon Anagram était un de ces singulièrement légendaires qui font d’un gecko, un alligator ; d’un vers de terre, un anaconda. » (p. 161)
Ensuite, dans la description de certains personnages, se mêlent dinosaures, volaille et monstres : « Les enfants de l’avenir voudraient savoir ce qui fait les pères nuitamment aller ramper comme des dinosaures, sous le lit de leurs filles… L’éleveur de volaille, ce qui fait promener et danser du matin au soir, Tandja, le coq géant de la basse-cour, dressé sur ses ergots, piétinant impitoyablement, tantôt ses six poussins autour, tantôt, le dos, de Mamlaye, la poule pondeuse, couveuse » (p. 67) ; « la femme qui, versant son sang, bravant la douleur, va, les mains nues, affronter le monstre pour lui arracher ses trophées. Et si Dieu lui épargne la vie, revenir gagner son pain à la sueur de son front de femme. » (p. 90) ; « Sur le chemin de retour d’une promenade par un radieux soir, dans, plus fantaisiste qu’un sursaut, plus périlleux qu’un triple saut, un quadruple saut d’amour-propre, Narcisse, le monstre quadrupède à deux têtes, humaines, et animal, endormi en moi, se réveilla, les yeux exorbités, écarquillés. » (p. 135) ; « si l’enfant qui naîtra, ne sera pas un sphinx, moitié l’un, moitié l’autre. » (p. 139)
De même, une certaine personnification du chien relève du baroque : « Je ne comprenais pas que l’on ne pût pas comprendre que mon Destin Sacramento était un chien intello. (…) Mais vrai pour vrai, mon Destin était un incontestable chien intello, qui nourrissait un grand amour pour les livres, dans sa dogcratique république de Dogland. » (p. 141); « Un chien intello ! Je ne l’aurais pas affirmé, si je l’avais pas surpris, debout sur les pattes de derrière, sur ma chaise, à mon bureau, les lunettes sur le museau posé sur le dos de sa patte droite, posée sur le dos de sa patte gauche, avec cette élégance érudite rare même chez certains humains. » (p. 141) ; « mon Destin parvient à me convaincre, que son instinct animal, mérite respect, autant que le cerveau humain. » (p. 143)
Enfin surgit un personnage pourvu de sept doigts : « Quoi ! Des mains à six doigts, j’en ai souvent rencontré. A sept doigts, je n’en avais vu, jusqu’à ce matin seulement, qu’une seule fois, et sur une seule main, sur un tableau chagallien. Mais alors la gauche comme la droite de Mamie Sakabo comptait, chacune, deux doigts de plus. » (p. 190) ; « Voyant alors chacun de ses yeux fixé sur chacune de ses mains, elle se mit à faire pianoter ses quatorze doigts sur sa hanche. » (p. 190) ; « Et chacun de ses quatorze doigts portait un long ongle, dont chacun de chacune des mains était peint d’une couleur : ceux des pouces en jaune, des indexes en vert, des majeurs en rouge, des annulaires en bleu, des auriculaires en orange, et des deux autres en indigo et en violet, toutes turquoises… » (p. 191)
L’écriture baroque se justifie également par ce penchant effréné pour la femme.
La beauté de la femme
La femme est véritablement magnifiée sous la plume de l’auteur :« cette fondamentalement phénoménale femme » (p. 17) ; « pour la caresser, l’appelait Togo-Togo, pour son harmonieuse rondeur » (p. 157) ; « Une beauté d’une splendeur au charme de laquelle l’humanité… la nature tout entière, finit par succomber. La puissance s’enfuyait derrière les hommes, quand la beauté de Sia se leur trouvait devant. » (p.158) ; « Les femmes affirmaient voir la lumière devant elles, quand derrière elle, se profilait l’ombre de la femme dont on parle. Le tout-puissant Soleil que vénéraient, têtes baissées, ses aïeux, à son réveil chaque matin, du seuil de son olympe, lui faisait les yeux doux, lui couvrait de baisers, le front ; de sa couronne, à midi, la couronnait ; le soir, s’agenouillait devant elle pour s’abreuver à sa poitrine, de l’élixir du plaisir ; pour finir, au crépuscule, par se coucher, tout alangui, à ses pieds, pour lui lécher les orteils. » (p. 158) ; « Et, la Lune, même dans sa plus rayonnante plénitude, se précipitait, à la vue de Sia, derrière les nuages, pour écouter les étoiles lui chanter l’hymne à la beauté. Et, pour finir, tout le monde s’accordait à dire que la beauté de Sia n’était pas, pour ainsi dire, humaine, pour mériter l’attribut naturelle, quoiqu’elle ne comportât le moindre artifice ; mais divine, tant elle dégageait une aura aux relents fortement surnaturels à l’ivresse. » (p. 158) ; « Sia, pour tout dire, était la sublimation hyperbolique de la beauté de la femme, dans laquelle elle s’était, par erreur d’un destin hermaphrodite, incarnée, dans un ironique tirage au sort de sexe, par la main d’une destinée phallocratique, dans un monde marqué par le sceau indélébile d’un héréditaire machisme congénital. » (p. 158-159) ; « L’envoûtante beauté de la femme qui se trouvait assise devant moi, dans la lumière blafarde du réverbère, comme une poupée… une… fée comme une déesse, défiait toute description physique qu’aucun mot ne pourra faire. » (p. 192 – 193) ; « Et dire que je croyais, en ce premier jour d’avril fait d’une inspiration à haut débit, pouvoir continuer, pour le reste de ma vie, à peindre la beauté de Mamie Sakabo Barbie Barboza, qui se révéla à moi en queue de poisson. » (p. 203)
Cette beauté de la femme appelle la libido.
La salacité et la lubricité
La lascivité transparait dans le roman : « la plantureuse poitrine dénudée (…) Ö Saturne tournant au milieu de ses anneaux pénétra le cercle avec sa suite sous les jurons libidiques des hommes en manque d’air.» (p. 12 – 13) ; « Promptement redressés, sur la pointe des pieds, dans une cambrure narguant la divinité, les femmes, posant à terre leurs calebasses miniaturisées, firent vibrer, trémousser, claquer de phénoménaux postérieurs comme des ballons de baudruche remplis d’eau. » (p. 13 – 14) ; « les fesses de Sagassi, comme pas deux, mais quatre ou six, dont le charme transporte sur Saturne, au milieu desquelles son cache-sexe, dont l’abondance des deux extrémités jetées, (…) sur le galbe vertigineux de sa croupe (…) faisait figure d’un string conçu par un styliste d’un aloi douteux ; se mirent dans une indescriptible vibration… » (p. 16) ; « les fesses de la sacrée femme se mirent à alterner sifflements et applaudissements. » (p. 17) ; « la virilité efféminée » (p. 26) ; « la puberté à peine éclose dans un corps précocement épanoui. » (p. 36) ; « tourmenté par sa libido excessive, à grands gestes désordonnés, cherchant à prouver sa virilité. » (p. 126) ; « selon Vénus-Erosine Helena Rastapapoulos, la ravissante héroïne hellénique de mes rêves érotiques ; celui de Aphrodite et d’Hermès, provient Hermaphrodite ; la créature à la longue queue sous deux plantureux fruits de chair molle, cependant debout sur la poitrine, tels deux obus visant un même but. » (p. 139 -140)
Et comme une clôturer la lubricité, l’auteur nous conseilles : « Si tu sais bien traiter la femme avec amour, elle t’ouvrira un jour la porte de la maison de Dieu, avec la clef que tu possèdes sans le savoir, pour t’y emmener Le voir… » (p. 212)
Cette sorte d’élévation a également un lien avec tous les sens.
Tous les sens en ébullition
Le paroxysme de la sensualité se manifeste à travers des détails baroques : « En proie à une extrême tension, les sens enflammés, les nerfs au bord de l’explosion, Pa’, raide autant que le manche de son sceptre debout. » (p. 16) ; « saisi d’un courroux tsunamique » (p. 17) ; « ce phénomène qui exerce sur les sens cet effet à tel point hypnotique » (p. 20) ; « les nerfs à vif, tous attendaient de voir ce qui allait se passer. » (p. 21) ; « Quand l’émotion eut atteint son comble, que les voix se furent mises à vibrer d’une même passion exaltante, que la transe, telle l’épée de Damoclès, se fut suspendue au-dessus de l’assistance qui se mit à dodeliner langoureusement la tête, elle s’arrêta brusquement. » (p.22) ; « évalesque duel » (p. 23) ; «Un frisson, des pieds à la tête, lui parcourut le corps hérissé de chair de poule » (p. 30) ; « Il y a ceux qui s’amollissent et mouillent à l’approche du danger. Il y a ceux qui, les muscles bandés, le prennent à bras le corps pour s’y exploser. » (p. 30) ; « Apouké regardait d’un regard que se disputaient trois mots : abasourdi, médusé, et sidéré. » (p. 31) ; « pleurant, de toutes les larmes de son âme » (p. 35) ; « s’y exploser, comme un feu d’artifice » (p. 56) ; « brûlant comme le soleil d’une saison sèche tropicale » (p. 57) ; « si la petite fille était une croix de plomb, j’irais avec elle son chemin jusque sur la lune la planter pour y mourir en comptant les étoiles. » (p. 70) ; « Soul me lança sa question qui m’explosa à la figure comme une bombe à fragmentation. Mon ouïe perçut le bruit de la déflagration qui retentit à l’infini. J’en reçus plein la vue la fumée, piquante, comme d’une grenade lacrymogène. Les fragments que je pris pleine la bouche m’y firent au goût l’effet de sept gousses entières de poivre méninguette ; mettant ma langue dans l’incapacité de prononcer la formule salvatrice dont, soufflé par l’onde de choc, mon cerveau ne pouvait plus se souvenir. Mes yeux s’aveuglèrent. Mes oreilles s’assourdirent. Et, des abysses de mon être, surgit la voix du chanteur Prix Nobel de Littérature qui me chantait : Just like a woman… » (p. 76) ; « Et je tournais et retournais à l’aide de ma langue en feu comme une langue de feu, la question dans ma bouche embrassée comme l’intérieur d’un four de boulangerie. » (p. 76) ; « La deuxième question venait de transmuer la chaleur de fournaise dans ma bouche, en une fraîcheur de chambre frigorifique. » (p. 80) ; « d’un ton qui percuta, tel un uppercut gauche d’un sadique pugiliste gaucher, sentant monter en lui l’orgasme du combat, son adversaire qu’un imprudent crochet de la droite dans le plexus, envoyait précocement au tapis. » (p. 82) ; « Je demeurai cloué, tout groggy, sur ma chaise, en proie à un vertige ; signe précurseur d’un séisme de je ne sais quelle magnitude sur une quelconque échelle de Soul. » (p. 85) ; « ma tête quadrangulaire davantage alourdie, secouée d’une violente réplique sismique d’une phénoménale magnitude, provoquant au large de mon être, un apocalyptique tsunami d’épicentre à quelques encablures de mon sexe qui, pessimiste prévoyant très écolo, conscient des méfaits du sexisme, inclina la tête devant la vérité de la petite… » (p. 89) ; « Mêlé à la cacophonie venant des haut-parleurs, un son qui retentit comme un ululement de hibou me fait frissonner, hérissant mon corps de chair de poule, la saveur du sang dans la bouche, l’odeur dans l’air. » (p. 139) ; « Et, pendant que mes cinq sens envoûtés appelaient désespérément l’infidèle sixième pour l’exorcisme, sans ma laisser le temps de recouvrer mes esprits, il enchaina. » (p. 140) ; « Mon cœur battit une brève chamade… Bouillonnant, mon sang ne fit qu’un tour. Je sentis les couilles me monter dans la poitrine, tandis que mon cœur me descendait dans le scrotum vide. » (p. 200 – 201) ; « Les muscles bandés, les nerfs tendus au bord de l’explosion, les cheveux hérissés sur la tête, le front en sueur, le corps hérissé de chair de poule, les fesses serrées, et à l’instar d’une star de Hip-hop, m’empoignant les couilles, je pris, sans vent ni pluie, le chemin de la maison. » (p. 202) ; « Face à son charme qui m’a solidement laissé la volonté, fait chanter le cœur, chavirer la raison, trembler les jambes, s’entrechoquer les genoux, ma puissance s’est agenouillée… » (p. 235)
Conclusion
Le contenu du roman témoigne d’une fécondité certaine de l’imaginaire de l’auteur et de sa maitrise de la langue française. Il y a une écriture romanesque renouvelée et assez élaborée. On note un renouvellement des thèmes, une articulation originale de l’expression et une réinvention de la langue. L’auteur a une sensibilité personnelle, la séduction d’une originalité marquée par l’exubérance de l’imagination et l’inflation du style. Ses divers écarts des formes classiques ont des significations locales et individuelles à rechercher parfois loin des interprétations stéréotypées connues. On constate une nouveauté du ton et une originalité de la vision de l’auteur. Nous reconnaissons qu’il n’est pas toujours aisé de se frayer le bon chemin dans les œuvres de cette trempe. Le lecteur se trouve habituellement dans l’une des trois situations suivantes : soit dépaysé devant le texte, il ne parvient pas du tout à y trouver un sens bien qu’il puisse parfois y reconnaitre une verve certaine ; soit imbu de préjugés, il se laisse prendre au piège d’un facile commentaire excessif et aveugle, extrapolant in extenso et développant des prétextes et des présomptions. Soit, à partir de méthodes justifiées et pertinentes, il réussit à décrypter bien à propos et à en proposer des interprétations plausibles.
[1] COUCHORO Félix, L’esclave, Paris, La Dépêche africaine, Préface, 1929.
[2] WOLFFLIN Heinrich, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Pocket, Collection Agora, Paris, 2016.
[1] NKUNU, Zoromi Soul Saga, Cotonou, Plumes Soleil, 2020, 236 p.