Togo: Interview de Togoata Apédo-Amah sur le théâtre togolais

Le Magazine Reflets a publié cette interview de Togoata Apédo-Amah, écrivain et enseignant à l’Université de Lomé. Après la publication du magazine littéraire Reflets N° 001 du 15 octobre 2015, l’écrivain se dit victime de la censure et écrit « Quand des écrivains censurent un écrivain au Togo » dans lequel il s’en prend au directeur de publication Claude Assiobo, à l’écrivain Dieudonné Ewomsan et l’ancienne Ministre de la Communication et de la Culture Germaine Kouméalo Anaté. Togocultures publie l’interview en intégralité et souligne les parties qui ont provoqué l’ire de Togoata Apédo-Amah.

 

Vous êtes un enseignant-chercheur dans les universités du Togo. Dans le champ littéraire, le genre ou la matière qui a le plus imprégné votre carrière, c’est le théâtre. Qu’est-ce qui explique votre passion pour le théâtre plutôt que pour un autre genre ?

C’est vrai, le théâtre est mon genre de prédilection parce que, derrière le texte, il y a la magie de la métamorphose qu’est la mise en scène et le jeu des comédiens. Comment expliquer une passion ? Cela dépend du plaisir que vous procure quelque chose. Je ne saurai en dire plus. Dans la passion, il y a toujours quelque chose d’irrationnel qu’on a du mal à expliquer. Je pratique aussi les autres genres comme le roman, la poésie et la nouvelle.

Votre nom est attaché à une forme de théâtre en particulier : le concert-party. Pourquoi avez-vous très tôt choisi de consacrer des études à ce théâtre populaire éminemment oral ? Est-ce à cause de la pauvreté du théâtre écrit à l’époque ? Vous avez même consacré tout un livre au genre. Est-ce par nostalgie pour le genre qui semble avoir disparu ? Ça fait deux questions.

Au départ, je n’avais jamais pensé au concert-party ; c’est en travaillant sur ma thèse de doctorat à la Sorbonne que je me suis dit qu’il fallait que je travaille sur une forme théâtrale originale bien de chez nous, pour la faire connaître aux autres, surtout que les travaux étaient assez rares à l’époque. Je n’aime pas beaucoup enfoncer des portes ouvertes en matière de recherche. La difficulté du genre venait du fait qu’il ne possédait pas de texte écrit pour les littéraires que nous étions, habitués à ne travailler que sur des textes. Ce qui était encore plus passionnant pour moi, était les langues d’expression du concert-party : le guingbé et l’éwé. Dans notre cursus universitaire de pays colonisé, nous sommes a priori de parfaits analphabètes dans nos langues maternelles. Le défi était donc double pour moi. J’ai fait mes recherches sur ce théâtre lorsqu’il était à son apogée. Mon livre Théâtres populaires en Afrique. Le cas de la kantata et du concert-party togolais (Awoudy, 2013) est le résultat de cette recherche. La crise de ce théâtre populaire qui se manifeste par sa rareté sur la scène aujourd’hui, ne m’inquiète pas outre mesure, car il inspire des dramaturges qui utilisent son esthétique dans leurs créations. Hubert Arouna, Frédérique Gakpara et moi-même sont de ceux-là. J’ai déjà écrit deux pièces de concert-party soumises à ma propre esthétique théâtrale. En adoptant un genre populaire, on se doit d’essayer de le renouveler. C’est le meilleur hommage qu’on puisse lui rendre. Pendant longtemps, on me posait la question sur l’avenir du concert-party ; je répondais que je n’étais pas devin. Un jour, je me suis dit : « puisque le genre tend à disparaître, pourquoi ne pas le ressusciter à ma manière ? » J’espère que je pourrai publier ces pièces de concert-party pour enrichir le genre.

Vous êtes un grand témoin de l’évolution du théâtre togolais. Le pionnier de ce théâtre est sans conteste Agbota Zinsou. Qui est Agbota Zinsou ? Que doit-il au concert-party ? Qu’est-ce que les jeunes dramaturges togolais lui doivent ?

Sénouvo Agbota Zinsou a été, dans les années 1970-1980, la figure de proue d’un théâtre togolais qu’il était pratiquement le seul à hausser à un niveau digne de ce nom au niveau du théâtre francophone togolais. Le théâtre qui rayonnait véritablement était le concert-party que la Kantata imitait au niveau de l’esthétique. Il a été influencé par le concert-party qui avait énormément de succès à l’époque où il écrivait. Cela se ressent dans certaines de ses œuvres. Le fait pour lui d’avoir régné sans concurrence durant deux décennies, l’a érigé en référence incontournable à l’époque où les autres dramaturges essayaient tant bien que mal de l’imiter. Mais à partir des années 1990, son influence a disparu après le renouvellement du théâtre togolais par ceux que j’ai appelés les tractographes. Une autre forme d’écriture s’était imposée et la thématique est devenue plus politique. Zinsou était même devenu un repoussoir pour la nouvelle génération. C’est le meurtre du père que l’on a toujours rencontré dans le renouvellement des arts dans tous les pays. Il faut aussi dire que son exil l’a beaucoup desservi puisque, en matière théâtrale, il a disparu depuis lors du paysage togolais bien qu’il continue de créer en Allemagne. Il n’a malheureusement plus aucune visibilité littéraire dans la création théâtrale locale, car aucune de ses œuvres n’a été éditée, depuis les années 1990, à ma connaissance.

 Les années 90 sont une date-repère dans l’évolution du théâtre togolais : coup sur coup, trois jeunes auteurs ont été remarqués par Radio France Internationale, dans le cadre de son concours de théâtre, célèbre à l’époque, dans l’espace francophone : Kossi Efoui (1ier prix pour sa pièce Carrefour), Kangni Alem (1ier prix pour Chemins de croix). Lanvasso Bodelin  a été distingué comme finaliste pour sa pièce Le compte rendu. Comment expliquez-vous ce boom du théâtre togolais à l’époque ? Etait-ce un théâtre révolutionnaire dans le fond et dans la forme ?

Les trophées s’expliquent par le talent, quand il n’y a pas de magouilles. C’était une nouvelle génération très imprégnée de l’art théâtral, contrairement à la précédente, en dehors du cas notoire de Zinsou. Elle avait la technique et le style. L’un de ces éléments fondamentaux manquait souvent chez leurs devanciers encore trop attachés au théâtre scolaire. Tout renouvellement se fait toujours en rupture avec l’esthétique dominante et un certain ordre du discours. A l’époque, c’était la langue de bois et le mensonge érigé en politique sur fond de terreur et d’autocensure.

Dans la forme, ce sont des pièces qui gardent le parfum de Sony Labou Tansi ; comment l’expliquez-vous ?

Vers la fin des années 1980, j’ai introduit Sony Labou Tansi au programme de mon enseignement de Théâtre à l’Université. Ce fut avec enthousiasme que les étudiants avaient adhéré à ce cours qui leur révélait un autre langage théâtral, différent de ce qu’ils connaissaient avant. De plus, Sony était un nouvel écrivain à la mode. L’enseignement qui a fait connaître son art et la découverte de ses textes par la nouvelle génération de dramaturges a fait le reste. Il faut aussi citer Sélom Gbanou, Kadjangabalo Sékou et Tingayama Mawo. L’influence était saine dans la mesure où dans leurs œuvres ultérieures, ils ont coupé le cordon ombilical en trouvant leur propre style. Souvenez-vous, le jeune Victor Hugo s’est écrié : « Je serai Chateaubriand ou rien ! » Chateaubriand l’a influencé, certes, mais il a su devenir Victor Hugo, pas un Chateaubriand bis.

Et puis, vous attendez vous-même pour publier très récemment Un continent à la mer, réanimant ainsi la flamme du théâtre togolais. C’est une pièce qui, dans le style, fait penser encore à Sony Labou Tansi mais la structure est un grand renouvellement, une grande innovation dans le genre. Beaucoup disent que ce sont vos recherches d’universitaire sur le théâtre que vous avez tout simplement mises en pratique ou du moins qui vous ont permis d’arriver à cette originalité ? Qu’en dites-vous ?

Vous savez, je vais vous faire une confidence : mon adhésion à l’œuvre de Sony est une rencontre esthétique. J’écris depuis que j’étais étudiant, je ne publiais pas et ne cherchais pas à le faire, car je cherchais mon style ; mais bizarrement, ce style, je le développais plutôt à l’oral en guingbé et en français. Le choc pour moi a été de découvrir quelqu’un qui pratiquait ce style à l’écrit. Il m’a devancé dans un style que j’ai toujours plus ou moins pratiqué dans mes pamphlets politiques qui paraissaient sous formes de chroniques dans la presse ou sur Internet. Relisez mes textes politiques ou mes essais polémiques et vous verrez. Il s’agit d’un style différent de mes travaux universitaires. J’ai plusieurs styles en fonction de ce que je veux écrire et du genre.

J’ai commencé à publier mes textes de théâtre, dont le plus ancien a été écrit en 1989, à partir de 2012 avec Un continent à la mer !, qui n’est donc pas le plus ancien de mes textes. Je n’ai pas voulu être un auteur de plus ; c’est peut-être pourquoi j’ai mis tant de temps pour les rendre publics. Le critique et l’écrivain ne font pas toujours bon ménage ! Il ne s’agit pas d’une affaire de cours. Tous les profs de théâtre ne sont pas des dramaturges. Mon ambition esthétique est d’offrir un théâtre original à la culture togolaise. Je ne fais pas du Sony Labou Tansi mais de l’Apédo-Amah.

 Vous venez de publier une autre pièce : La Guerre civile des aputaga. Avant de laisser la critique la faire découvrir, pouvez-vous en donner un avant-goût, sur le fond, aux amoureux de la lecture et de la scène ?

La Guerre civile des Aputaga a été écrite en 2004 comme Un continent à la mer ! Ce n’est plus un drame mais une tragédie. L’écriture des tragédies m’a toujours intéressée à cause de la tension tragique qui pousse les personnages à des excès par pur égoïsme ou pour défendre une cause. Dans ma dernière parution, l’histoire du Guenyi m’a servi d’inspiration pour montrer le conflit éternel entre l’intérêt égoïste et l’intérêt d’État au moment où le royaume, au XIXème siècle, est envahi par les colons européens. L’or a tourné des têtes, d’où la tragédie vécue par tout un peuple.

 Politiquement, vous êtes un leader d’opinion, une voix remarquée de la société civile où vous êtes revenu après avoir fait un tour sur la scène politique comme un militant et un fondateur du CAR. Qu’est-ce qui vous a fait sortir de ce théâtre ?

La politique togolaise, au sein de l’opposition, c’est un véritable nœud de vipères. Moi je suis un révolutionnaire de toujours, un combattant qui s’est toujours rangé dans le camp des opprimés. Mon combat politique de tous les jours est plus efficace sans esprit partisan et sans des zozos dans les pattes. Vous avez la naïveté de croire que vous tirez tous dans la même direction mais ce n’est pas le cas. L’ennemi, le vrai, est souvent oublié aux dépens des vrais démocrates que l’on consacre toute son énergie à dénigrer, à salir, à vilipender en usant des méthodes fascistes et malhonnêtes du RPT. La réalité est triste : la dictature militaro-fasciste, à travers ses taupes, les faux démocrates, a infiltré les forces démocratiques pour briser l’élan irrésistible du peuple togolais vers la liberté. D’ailleurs, ils finissent tous par retourner à la source nauséeuse dont ils proviennent. Tous ces bandits ne font que retarder l’inéluctable, mais la victoire viendra plus tôt qu’ils ne le croient. La peur a déjà changé de camp. Si j’ai quitté la pétaudière de la politique politicienne togolaise, c’est parce que j’ai la conviction que l’honnêteté, la vérité, le sens du bien commun sont une autre façon de faire de la politique. Le gangstérisme politique, légué à ce pays par des individus de sac et de corde sans foi ni loi, n’est pas une fatalité. Les zigzags en politique sont totalement incompatibles avec ma pratique intellectuelle qui est basée sur une rigueur scientifique. Je ne peux pas dire noir le matin et blanc l’après-midi sans un changement de situation ! L’intellectuel en politique doit faire de la politique en intellectuel. Telle est sa différence avec les wouya-wouya.

 Vous n’êtes jamais resté indifférent face à l’évolution politique de notre pays, par vos prises de paroles. Dans un de vos livres Théâtres Populaires en Afrique. Le cas de la kantata et du concert-party togolais, vous n’hésitez pas à comparer notre situation politique à un concert-party. En faisant abstraction de tout jugement, que pouvez-vous répondre à ceux qui pensent que la scène politique togolaise a tout d’une tragédie classique ?

La politique a toujours été du théâtre. Au Togo, elle se caractérise surtout par ses revirements en nous montrant des dirigeants politiques qui retournent leurs vestes ou boubous puants pour aller occuper une place à la mangeoire. Très peu de personnes dans ce merdier ont des convictions politiques. C’est le ventre qui leur indique la direction du vent de la trahison. Les antidémocrates notoires aussi recourent au masque ou à la métamorphose en changeant d’étiquette, en changeant de sigle pour abuser le bon peuple. C’est l’art du mensonge et de l’escroquerie politique. Les hyènes se cachent sous des peaux de mouton pour continuer leur œuvre sordide de prédation contre le peuple togolais. C’est la démocrature. La plupart des membres de l’actuel gouvernement dictatorial vomissaient, il y a peu, sur le régime Gnassingbé. C’est pitoyable ! C’est ce que nous appelons la politique du ventre ! Sur ce terrain fangeux, ceux qui méritent la palme du déshonneur, sont les universitaires aigris. La tragédie débouche sur la mort des Togolais lâchement assassinés, une répression sauvage, la misère et l’exil. Dans ce microcosme politique de pieds nickelés, le tragique le plus poignant le dispute à la bouffonnerie la plus cocasse. Comme au concert-party. Au Togo, les larmes supplantent le rire dans notre tragédie nationale. Mon théâtre ne peut pas ne pas être politique. Dans ce contexte de lutte de libération nationale contre le militaro-fascisme et le colonialisme français, il ne peut en être autrement.

Question d’ordre littéraire un peu plus général : que vaut la littérature dans un pays comme le nôtre où les gens ne lisent pas ? Vous qui êtes passé de la presse écrite à la fiction, qu’en pensez-vous ?

Moins les gens lisent, plus il faut écrire, car certains lisent malgré tout ! Le plus grand malheur que peut connaître un peuple, c’est l’abandon de son imaginaire à l’étranger. Regardez les dégâts que cause notre absence sur le plan de la création au niveau des médias audio-visuels où tous les programmes sont importés, notamment les séries télévisées brésiliennes, mexicaines, indiennes et américaines. Nos compatriotes totalement aliénés ou zombifiés, comme le public féminin, en est réduit à affubler grossièrement leur progéniture de noms étrangers ridicules qu’ils ne comprennent même pas par admiration pour les héros de ces séries télévisées qui sont le théâtre privilégié de la dissolution des mœurs, de l’incivilité et d’idéologies réactionnaires ! La mode togolaise a ainsi disparu de l’horizon au profit des modes étrangères véhiculées par ces films. Les dégâts sur notre jeunesse sont visibles comme un nez au milieu de la figure. Nous subissons là une forme de recolonisation qui ne dit pas son nom. Les dirigeants africains, de véritables marionnettes, sont au service d’intérêts mafieux et de réseaux mafieux internationaux dont l’objectif non avoué est notre esclavage mental qui débouche sur la servitude volontaire. L’Etat doit réfléchir à une vraie politique culturelle qui n’a jamais existé dans ce pays. Il faut un vrai ministère de la Culture qui ne s’occupe pas que des défilés à la gloire du régime, de Miss Togo (qui n’est pas de la culture) et des discours aux fêtes traditionnelles bidon qui ne sont des occasions d’arnaques politiques. Au Togo, jusqu’à ce jour, le ministère de la Culture a toujours été un ministère inutile, une bouche inutile, pour parler comme les Chinois qui, sous la Révolution culturelle, à l’époque de Mao Zedong, qualifiaient ainsi les personnes improductives. Si cette politique culturelle ne vient pas, je propose la suppression pure et simple du ministère de la Culture pour faire des économies budgétaires. L’art est l’âme d’un peuple. Sans avoir jamais visité certains pays physiquement, la littérature nous permet d’en connaître un peu l’âme à travers leurs grands auteurs. L’imaginaire est inséparable de la culture, c’est la nourriture de l’esprit. Si les Togolais se désintéressent des livres, il faut réfléchir à la cause. Il faut surtout que l’Etat ait le courage et la lucidité de faire de la culture un outil de développement. Une politique du livre réglerait facilement ce problème en accord avec l’Education nationale et les médias. La consommation quasi-exclusive de l’audio-visuel dans une culture orale en transition où le livre apparaît comme un produit de luxe, est une attitude culturellement suicidaire.

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