Kpoli – Chobun du Coréen O’Tae Sôk par l’Atelier Théâtre de Lomé

A partir du 21 juin 2001, l’Atelier Théâtre de Lomé (ATL) a donné la première de ses quatre représentations de Kpoli-Chobun à Lomé. Cette première représentation s’est déroulée à l’Espace AREMA de Kossi Akpovi et le dernier spectacle a fait l’ouverture du Festival de Théâtre de la Fraternité (FESTHEF) d’Assahoun, le 23 août 2001.

Kpoli-Chobun est une mise en scène en même temps qu’une adaptation de Gaëtan Noussouglo et Kangni Alemdjrodo. Il s’agit de l’adaptation de l’œuvre intitulée Chobun du dramaturge O’Taeseuk de Corée du Sud. C’est le passage des réalités culturelles coréennes aux réalités togolaises qui a justifié la modification du titre original par l’adjonction de Kpoli, un vocable mina qui appartient au registre de la géomancie du fa, vodu.

Mise en scène: Gaëtan Noussouglo et Kangni Alemdjrodo  Régie son et lumière: Alexis Amavi   Distribution: Gaëtan Noussouglo: L’Homme sage; Vicoire Koko Comlan: La Douce; Claude Noutsougan: L’Homme pur; Roger Atikpo: L’Homme Lige; Macaire Kodjo Gbikpi: Agbassivi (Singe1); Léopold Doh Kodjo Ayivi: Pêcheur (Singe2); Daniel Duévi-Tsibiaku: Pêcheur (Singe3).

Kpoli-Chobun a été interprétée en deux versions : une version en mina et une version en français avec quelques répliques en mina. D’après le metteur en scène Gaëtan Noussouglo, que nous avons interrogé, la version mina est destinée à être jouée en Corée du Sud à la demande et sur l’invitation du Keochang International Festival of Theatre (KIFT) de Séoul dont les organisateurs avaient émis le vœu de voir l’ATL, lors de son passage en Corée du Sud, en août 2000, interpréter Chobun du grand dramaturge national O’Taeseuk dans une langue togolaise.

 LA FICTION

L’histoire se déroule sur une petite île envahie par les algues dont le pourrissement dégage une odeur pestilentielle qui envahit tout. Le niveau de la mer monte aussi dangereusement. La grand-mère d’une jeune fille vient de mourir mais elle ne peut être ensevelie dans un tertre comme l’exige la coutume à cause du pourrissement des algues. Le corps doit être transporté sur le continent comme tous les cadavres que l’on déterre pour y être ensevelis. Les cadavres qui ne pourront pas être emportés seront brûlés, a décrété le grand prêtre.

La jeune fille refuse cette violation de la coutume et cache le corps de sa grand-mère. Pendant ce temps, son oncle qui est prisonnier sur le continent pour meurtre reçoit une permission pour assister sur l’île aux funérailles de sa mère qui est aussi la grand-mère de la jeune fille. Le prisonnier matricule 19-70 est accompagné par un garde.

Face à l’invasion des algues, qui pourrissent tout, le grand prêtre ordonne à toute la population d’évacuer l’île sur des bateaux pour le continent. Mais dès qu’il apprend la disparition du cadavre, il interdit toute sortie de l’île sans la découverte du cadavre disparu.

Trois pêcheurs s’emparent de la jeune fille et la fouettent en vain pour lui faire dire l’endroit où elle a caché le cadavre de sa grand-mère. La jeune fille s’éprend du garde qui a suivi son oncle et lui révèle que c’est la grand-mère qui a tué un marin pour permettre à son fils, c’est-à-dire son oncle, d’aller sur le continent, car les îliens n’avaient pas le droit de quitter l’île.

Après avoir fait l’amour avec la jeune fille, le garde est capturé par les pêcheurs qui veulent le tuer. La jeune fille intervient et lui sauve la vie en proposant aux pêcheurs en échange le cadavre disparu.

Le grand prêtre ou meneur de deuil annonce plus tard l’assassinat du garde. Le prisonnier avoue avoir perpétré le crime pour permettre aux habitants de quitter l’île pour la Grande Terre. Les pêcheurs, dans l’ignorance de cet aveu, accusent la jeune fille et l’exécutent.

L’autorité suprême de l’île annonce que tous les corps doivent être brûlés sur place pour éviter une épidémie. Tous les Iliens pourront partir librement.

L’île brûle, les tombeaux sont en flammes. Toute la population embarque sur les bateaux pour la Grande Terre.

 LES PERSONNAGES

Six personnages retiennent l’attention dans cette pièce. Il s’agit de la grand-mère, de la jeune fille, du prisonnier, du garde, du meneur de deuil et du trio de pêcheurs qui constitue en réalité une fonction unique dans la grammaire du récit, donc un même personnage.

La grand-mère est un personnage in absentia. Elle est absente parce que morte mais elle est présente en tant que pomme de discorde : son cadavre disparu est l’enjeu qui conditionne le départ de l’île par tous les Iliens. Elle représente la tradition et le passé.

La jeune fille occupe la fonction sujet dans la mesure où c’est elle qui a caché le cadavre de sa grand-mère. Par fidélité pour celle-ci et pour observer la tradition, elle refuse que le cadavre de la vieille quitte l’île ou soit brûlé. Elle s’oppose ainsi à l’autorité du meneur de deuil. Son attachement à son aïeule se confond à l’attachement à sa terre qu’un sinistre oblige les habitants à quitter.

Le prisonnier est le fils de la défunte et l’oncle de la jeune fille. Les cérémonies funèbres de sa mère lui ont permis de bénéficier d’une permission pour assister aux funérailles. Il avait été condamné, il y a cinq ans, pour le meurtre d’un marin, crime qui lui a permis d’être le premier habitant de l’île à la quitter pour la prison sur la Grande Terre.

Le garde accompagne le prisonnier pour le surveiller. Il s’éprend de la jeune fille et fait l’amour avec elle. Sa mort causée par des pêcheurs lui sera attribuée et elle sera mise à mort à son tour. Il représente le monde extérieur hostile ainsi que l’autorité de l’État peu respectueux de leurs coutumes. Lui et le prisonnier changeront de vêtement et inverseront leur rôle.

Le meneur de deuil représente l’autorité traditionnelle sur cette île de pêcheurs. Il incarne une autorité forte à laquelle se soumettent les îliens. La crise naît de son refus d’accepter la disparition du cadavre pour des raisons d’hygiène : tous les cadavres doivent être brûlés. L’antagonisme entre lui et la jeune fille est l’opposition entre la raison d’État et la force de la tradition.

Le trio de pêcheurs occupe une seule et même fonction : trouver le cadavre de la vieille pour permettre aux habitants de quitter l’île. Ces pêcheurs découvrent le cadavre du garde, qui a été tué à coups de pioche dans la cambuse du bateau, et accusent la jeune fille d’être l’auteur du crime. Ils la frappent et dansent autour d’elle. Elle paiera de sa vie sa révolte contre le nouvel ordre.

Il ressort des relations entre les différents personnages que les forces de la tradition les gouvernent tous, mais la donne nouvelle qui est l’invasion des algues et la montée des eaux, oblige les habitants à fuir l’île, devenue inhospitalière, pour la Grande Terre. Dans le respect strict des traditions, on ne peut abandonner une terre sans emporter avec soi les corps des défunts comme un viatique, sous peine de négligence portant atteinte au repos de leur âme.

C’est en cela que les traditions coréennes et togolaises concernant le culte des morts se rejoignent. Curieusement, c’est le gardien attitré de la tradition, le meneur de deuil, qui a été le déclencheur de la crise en faisant entorse à la tradition en ordonnant l’incinération de tous les cadavres qui n’ont pas pu être évacués pour éviter une épidémie qui pourrait être dommageable pour toute la communauté villageoise. Le refus de s’adapter au changement a été fatal à la jeune fille.

Quant au garde, n’a-t-il pas enfreint les devoirs de sa charge en inversant les rôles avec son prisonnier en changeant d’habits avec lui ? S’il a péri, n’est-ce pas parce qu’il a violé la loi  en n’étant plus protégé par son uniforme et donc l’autorité dont il est porteur ?

Le décor et les signes de la mise en scène sont encore plus éloquents.

 LE LANGAGE DE LA SCÈNE

Le village de pêcheurs est signalé par la présence de pirogues, de filets de pêche et de cordes sur la scène. Le milieu culturel est aussi visible à travers les fétiches et autres objets du culte omniprésents ainsi que des tertres représentant les tombes des défunts. D’entrée de jeu, des chants funèbres se font entendre des coulisses avant que n’apparaisse une procession funèbre de cinq hommes et de la jeune fille transportant un cadavre enveloppé dans une natte. Il s’agit de la grand-mère. Le décor et l’atmosphère sont ainsi plantés. Les hommes sont vêtus de pagnes ceints autour des reins tandis que le chef du village porte une culotte rouge et un tricot blanc. Le meneur de deuil ou sorcier, pour sa part, est tout de noir habillé avec un chapeau traditionnel décoré de cauris. Il jette des coquillages autour de lui comme s’il procédait à une séance de divination ou de purification.

Côté cour de la scène, une toile blanche est pendue à un fil. Elle servira à montrer en ombres chinoises les âmes des morts dérangées dans leur repos, l’agonie du garde et l’appel au secours de la jeune fille. Les filets de pêches qui envahissent la scène et montrent l’unique occupation de la communauté villageoise servent aussi de pièges pour capturer les hommes comme ce fut le cas pour le garde et la jeune fille. C’est un filet de cordes épaisses qui a joué le rôle des barreaux de la prison du prisonnier.

En faisant la toilette des cadavres, le trio de pêcheurs a constaté la disparition du cadavre de la grand-mère. Ils manipulent des ossements. Le sorcier qu’ils appellent « Togbé », titre que l’on donne aux notabilités traditionnelles dans la culture éwé du Togo, est averti. Son importance dans le village est soulignée lorsqu’il monte sur un piédestal pour donner l’ordre de retrouver coûte que coûte le cadavre disparu.

La scène d’amour entre la jeune fille et le garde est montrée à travers une chorégraphie suggestive  inspirée de la danse Kpalongo. La recherche du cadavre qui devient l’action principale de la pièce, après l’ordre du sorcier, acquiert toute son importance quand le trio de pêcheurs envahit la salle pour fouiller dans les rangs des spectateurs.

La symbolique des signes de la mise en scène se manifeste du côté du sorcier par la verticalité que lui offre le piédestal, car la hiérarchie sociale et rituelle est signalée par la verticalité qui brise, sur le plan spatial, l’horizontalité commune. Le nombre trois que constitue le groupe de pêcheurs est un chiffre symbolique qui représente l’équilibre, la stabilité comme le confirme le proverbe mina : « Le récipient posé sur trois pierres de foyer ne se renverse pas. »

Le symbolisme se situe aussi au niveau des couleurs pour qui connaît la culture vodu. Les personnages qui représentent l’autorité traditionnelle comme le chef du village et le sorcier sont vêtus de rouge et blanc pour le premier, et de noir pour le second. Le noir, le blanc et le rouge sont les trois couleurs de la religion vodu.

Le couple éphémère formé par le garde et la jeune fille est mal vu par les Iliens, car le garde est un élément allogène au sein d’une communauté autochtone très fermée comme une petite île cernée par la mer. L’étranger est inquiétant parce qu’il n’appartient pas à la culture locale. Il constitue une source de désordre dans une société traditionnelle qui a la hantise du désordre, parce qu’il ramène dans l’île le prisonnier privé de liberté par le pouvoir de l’Etat qu’il représente et qu’il a noué une liaison amoureuse avec la jeune fille. Cette liaison est perçue par les villageois comme une provocation du côté du garde et une trahison du côté de la jeune fille. Leur mort respective est le châtiment d’une déviance.

L’image de l’île, que les habitants avaient l’interdiction de quitter, sur ordre du continent, est un espace carcéral ou du moins fermé du fait de la loi, d’une part, et des éléments de la nature, la mer et les algues pourries, qui la cernent, comme pour l’anéantir, en l’exposant à un danger mortel.

Lorsque le garde demande au trio des nouvelles du meneur de deuil pour le rencontrer, le trio de pêcheurs manifeste son refus en imitant la fameuse posture des trois singes qui n’entendent, ni ne voient, ni ne parlent : la surdité, la cécité et la mutité. Autrement dit, un étranger ne peut avoir accès, dans n’importe quelle condition, au meneur de deuil soumis à un protocole.

L’invasion des algues pourries peut se comprendre comme la fin d’un monde refermé sur lui-même et en proie à toutes les influences matérielles et culturelles liées à la pollution de l’océan jadis protecteur et qui s’est transformé en poison, et au progrès qui uniformise et impose un nouveau mode de vie, une aliénation qui n’offre, comme le colonialisme aux colonisés, que la destruction ou la substitution. Le présent cas de figure est pire puisqu’il s’agit de l’abandon de la terre natale et ancestrale par la déportation qui correspond, sur le plan culturel, à l’arrachement des racines.

 CONCLUSION

Kpoli-Chobun, en tant qu’adaptation togolaise de la pièce Chobun du dramaturge coréen O’Tae Seuk, a été une réussite puisque les spectateurs togolais n’ont pas été dépaysés ni désorientés par une mise en scène captivante et bien réfléchie qui a pris en compte le symbolisme des signes pour enrichir le langage théâtral. Les traits de la culture coréenne qui n’auraient pas été compris par le public togolais ont été supprimés ou adaptés. Chobun d’ O’Tae Seuk est l’expression dramaturgique d’un monde qui s’effondre et qui cherche à sauver l’essentiel. Mais qui définit l’essentiel dans un monde où les opinions et les intérêts divergent au sein d’une tradition rigide que l’on viole au nom de l’intérêt de l’île envahie par la pestilence des algues ? Le tragique de la pièce réside dans le fait que le sort des Iliens n’est même plus entre leurs mains puisque c’est la Grande Terre et une calamité naturelle qui orientent le nouveau cours de leur existence.

L’adaptation de Chobun en Kpoli-Chobun confirme l’universalité du théâtre. Il n’est pas inutile de signaler au public que c’est à partir de Kpoli-Chobun que le comédien et metteur en scène Gaëtan Noussouglo a acquis ses lettres de noblesse en tant que dramaturge. J’ai eu le privilège de suivre les quatre représentations qui ont été autant de témoignages d’une mise en scène qui ne cessait de grandir à travers des changements, des apports nouveaux au fil des spectacles. C’est l’expression d’une réflexion exigeante sur l’art de la mise en scène. Au Togo, en cette année 2001, qui a été riche en représentations théâtrales de qualité avec de bons metteurs en scène, j’ai vu en Gaëtan Noussouglo, le meilleur metteur en scène togolais ; opinion que confirmeront ses créations ultérieures.

Par Ayayi Togoata APEDO-AMAH

Département de Lettres Modernes

Université de Lomé

 ©Togocultures

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