L'écrivain Kangni Alem Photo: Gaëtan Noussouglo

Roman: Note de lecture Les Africains et la mémoire de la traite négrière

L'écrivain Kangni Alem Photo: Gaëtan Noussouglo
L’écrivain Kangni Alem Photo: Gaëtan Noussouglo

Dans son troisième roman, Esclaves, publié aux Editions JC Lattès, Kangni Alem aborde le sujet tabou de la responsabilité (collective ?) des Noirs dans la traite négrière mais également celle, paradoxale, de la participation des Afro-Brésiliens, ces anciens esclaves, les retornados, comme on les appelle, à ce vaste commerce. Sujet assez polémique, bien entendu, effleuré du bout des lèvres par certains historiens blancs, et qui revient à mettre en accusation et de rendre moralement responsables les Africains, c’est-à-dire ceux qui sont eux-mêmes les principales victimes de ce sordide commerce qui a envoyé en esclavage plus de 100 millions d’entre eux. Les Noirs vendeurs d’esclaves ? Évidemment une idée pareille vaut bien une démonstration. Pour ce faire, le romancier situe l’action de son histoire à une période charnière du commerce triangulaire: 1818, période de la traite clandestine, c’est-à-dire la continuation des affaires pendant la période de l’abolition, alors que du côté de l’Europe, des Amériques et de l’Afrique, de nombreux Etats ont conscience du caractère quelque peu immoral de ce commerce.

L’histoire se déroule principalement en deux lieux, et l’auteur introduit un parallélisme des formes, des événements et des personnages, même si la narration est linéaire. Il met l’accent sur deux lieux principaux: le royaume du Danhomé qui s’est enrichi dans le commerce des esclaves et non du commerce de l’huile rouge, et le Brésil, terre d’asservissement et de révolte des noirs. Jouant de l’histoire et de la fiction, il choisit également des personnages réels, vivant à l’époque des faits. Il y a d’abord Francisco Chacha De Souza, aventurier portugais, patron du fort portugais de Glehué, esclavagiste hors pair qui continua ce sordide commerce après son abolition formelle en 1815. Il y a ensuite, son complice Gankpé, alias Guézo, roi du Danhomé. Il y a enfin le personnage d’Adandozan, prédécesseur de Guézo, roi aux idées abolitionnistes ambiguës, disparu des tablettes de l’Histoire du royaume de Danhomé. Des personnages historiques auxquels l’auteur joint un quatrième, fictif celui-là, un prêtre du vaudou. Ce maître des rituels, étrange héros qui subit les événements, participe à son corps défendant au complot visant la destitution d’Adandozan, avant de se retrouver dans les fers et de finir esclave dans les plantations du Brésil.

Esclaves de Kangni Alem
Esclaves de Kangni Alem

L’époque que décrit l’auteur est un monde qui s’effondre côté africain, avec la déchéance morale des peuples, qui succombant à l’appât du gain facile, se vendent à l’encan pour des colifichets de la civilisation occidentale. L’auteur décrit un commerce banal et florissant, mettant à contribution les peuples de la côte et de l’hinterland, qui se déroulait dans un désordre indescriptible dans lequel tout le monde vendait tout le monde, les royaumes autant que les empires, les tribus, les clans, les familles autant que les individus, tout le monde ayant participé peu ou prou à la traite, au point que l’on ne sait réellement plus quand le mal a commencé. C’était la ruée sur l’or…noir. Bien sûr ce climat a perverti la nature des commerçants comme le remarque le roi Adandozan qui a «vu, tout petit, les sujets les plus humains de son royaume se transformer en gredins, en bêtes sauvages capables de parcourir des kilomètres dans la brousse pour razzier hommes et femmes dans les tribus voisines, afin de les livrer aux négriers anglais, portugais et français ou vendre leurs propres parents quand ils n’avaient pas d’esclaves à livrer» (p.55)

Un effondrement du monde et des valeurs qui se remarquent surtout au premier chapitre du roman par la fantastique théâtralisation de la destitution du roi Adandozan (une première dans la littérature africaine), puis par les scènes de violences et de sexualité. Un dérèglement d’un monde qui se poursuit à travers les violences des amazones- la constitution de cette milice est symbolique même de cet écroulement des valeurs-, à l’instar de l’amazone Nansica, tueuse à gages mais également femme violeuse d’hommes. Des violences caractéristiques de la société africaine depuis la nuit des temps que décrivaient déjà Ouologuem dans Devoir de violence, et que Kangni Alem remet au goût du jour.

Mais le limon de ce roman se situe dans la description de la réalité de l’esclavage au quotidien au Brésil et sa cruauté pour l’esclave. Le Brésil, terre d’asservissement, certes, mais également terre de révolte et d’apprentissage, de brassage et de culture. L’esclavage déshumanise l’esclave qui y perd son identité, sa culture, sa mémoire, à l’instar de ce prêtre du vaudou, qui, ignorant jusqu’à son nom – on affuble du nom de Miguel, avant que lui-même, devenu musulman, ne s’octroie celui de Sule ; ou le vagabondage sexuel de l’esclave nago Edum qui viole l’interdit tribal de faire un rapport sexuel à même le sol. Une dépersonnalisation qui conduit à la quête identitaire, donc à la construction d’une nouvelle personnalité à travers la religion et la spiritualité ou le vagabondage sexuel, en ce qui concerne les femmes. Une quête qui peut se révéler très complexe : si elle est facile pour les esclaves musulmans qui conservent leur religion d’origine, il n’en est pas de même pour les animistes qui se trahissent en épousant la religion du maître, qu’ils travestissent d’ailleurs, avec souvent l’aide des Blancs. Un syncrétisme religieux sur lequel d’ailleurs le personnage du musulman Sule jette un regard amusé. Des faits qui illustrent un monde à la Chinua Achebe, et le dérèglement des valeurs. Comme par exemple, les révoltes suivies de représailles férocement meurtrières des esclaves de Bahia qui sèment la terreur dans le camp des maîtres blancs, lesquels blancs couchent avec leurs esclaves et leur font des enfants qu’ils cachent. L’un des rejetons de ces escapades sexuelles des maîtres, le mulâtre Félix Santana, sera distingué pour sa longue lutte pour l’abolition de la traite et la libération des esclaves. Il symbolise le pendant du roi Adandozan, une lueur dans l’obscurité d’un monde qui a perdu la raison, de quelqu’un qui garde sa lucidité quand tout le monde perd la tête.

Méthodiquement et chronologiquement, le narrateur décline un rappel des événements comme pour souligner la vivacité de la mémoire, afin qu’on ne puisse plus dire qu’on ne savait pas. Et c’est là que se situe l’intérêt de ce roman à caractère subversif. Fidèle à lui-même et à sa formation voltairienne de désacralisation des traditions et des mœurs, de démasquement des vérités établies et de débusquement des mensonges enfouis, Kangni Alem fait une incursion dans le passé pour ressortir des choses qu’on cachait sous le boisseau, établissant cette vérité historique : les Africains ont aussi leur responsabilité dans la traite négrière ! Comme on peut le constater dans l’épilogue avec le retour des Afro-Brésiliens qui se sont mis eux aussi à la traite clandestine, envoyant leurs frères au Brésil, selon la cruelle mentalité de l’époque !

Kangni Alem ouvre ici ouvre ici deux brèches dans la littérature africaine qui portent à la fois sur le débat sur la post-colonie et la postmodernité mais encore sur l’écriture. Voici un roman où on sent le moins les influences et les préceptes des auteurs expérimentaux, encore moins le discours des gogos de la postmodernité. Loin des effets de style, son histoire est linéaire, Kangni Alem revient tout simplement à la définition de l’écrivain qu’il n’a jamais cessé d’être en réalité : un fouineur, un empêcheur de tourner en rond, un dérangeur des consciences.

Avec ce roman, il se révèle un grand conteur, ayant la maîtrise de la mise en scène, des intrigues et des grands complots politiques. On a ici un roman-culte de la littérature africaine, à la fois polémique, instructif, bourré d’humour et de tendresse.

© Togocultures

Kangni Alem, Esclaves, Editions JC Lattès, mai 2009, 266 pages, 18 euros.

P.S. Il est prévu une édition pour l’Afrique et le Maghreb de ce roman, qui doit paraître en Octobre 2009.

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