Liestal en Suisse Carnaval de feu Photo Gaëtan Noussouglo

Note de lecture : Roger GBEGNONVI, L’Afrique entre enfer et purgatoire, Cotonou, Editions Multi-Schèmes, 2012, 256 pages.

Il fallait trouver les mots pour le dire, trouver à nouveau le ton approprié pour l’exprimer, exprimer l’état d’un continent, l’état de cette Afrique noire, notamment celle dite francophone où, après plus de 50 ans, « les soleils des indépendances » loin de briller, tardent à scintiller  dans un ciel toujours ombrageux.

Et Roger Gbégnonvi vient de publier un livre ! Que cet homme plébiscité dans son pays « le professeur » envers et contre toutes les instances délibératives dûment habilitées publie un livre, rien d’étonnant en soi. Au demeurant, n’est-ce pas de pratique courante, lorsqu’on a passé des décennies à ne manquer aucune semaine sans noircir de sa plume, par ses articles et ses chroniques les nombreuses pages des quotidiens et autres périodiques de son pays, de faire de la somme de toutes ces publications, 2 ou 3 tomes conséquents et consistants aux titres aussi percutants les uns que les autres ? Mais ce n’est pas cette entreprise qui a généré l’ouvrage que nous livre aujourd’hui Roger Gbégnonvi. De façon plus académique « le professeur » avait le loisir d’exhumer sa remarquable thèse de doctorat de 306 pages corpus non compris, brillamment soutenue en 1985 devant un parterre de sommités de l’université allemande de Bielefeld(Lo ou « proverbes » Structure et fonction d’un épiphénomène du parler fon des Aja-Fon du Danxome au Sud-Bénin); il lui aurait suffit de la dépoussiérer et, ayant supplié et obtenu des financements et une préface d’un conseiller culturel de quelque chancellerie étrangère, de mettre au goût du jour cette somme hautement scientifique qui, au demeurant et incontestablement fait de lui l’un des meilleurs parémiologues de notre temps. Manifestement Roger Gbégnonvi n’a pas cédé à cette facile et trop paresseuse tendance que Jean-Marc-Aurel Afoutou nomme si plaisamment « la danse des impuissants de la création ».

couvertureEt faut-il le rappeler ? Puisque plus personne ne semble l’avoir en mémoire, « le professeur » aurait pu nous offrir une nouvelle édition de ses Paroles interdites qu’il publia en 1981 et dans lequel le démangeait déjà le sort inquiétant du continent africain[i].

Rien de tout cela, et après avoir, des décennies durant, observé, scruté le continent africain à travers sa vie socio-politique, recueilli des témoignages et surtout de précieuses confidences, Roger Gbégnonvi nous tend, aujourd’hui, sur 256 pages, un miroir à peine grossissant qui nous renvoie le visage hideux de nos irresponsabilités, de nos turpitudes, de nos lâchetés, de nos inconsciences et pour tout dire, de nos misères morales, matérielles, intellectuelles, avec lesquelles nous faisons bon ménage et qui ne semblent même plus nous émouvoir.

Chacun se reconnaîtra dans ce livre, quelle que soit la place qu’il occupe sur la scène de notre spectacle social quotidien en Afrique: diplômé, archi-diplômé sans emploi prêt à faire n’importe quoi pour survivre ou vivoter, en attendant d’être pompeusement conduit à grand frais à sa dernière demeure ; vendeuses de cacahuètes ou de leurs charmes même délabrés, pilleurs éhontés de l’économie nationale n’ayant pour tout projet de développement que l’édification de leur énième «  château de Chambord » sous les tropiques, voué inéluctablement à la vacuité ; agents ou complices de la raison d’Etat, maladroits dans l’art de faire disparaître corps et biens tel citoyen embarrassant, encombrant ou gênant ; oisif fonctionnaire d’Etat à l’enrichissement sans cause dont la seule occupation de détente consiste à s’époumoner sur un corps livré pour s’éteindre fatalement en une épectase terminale au grand dam de la belle dame qui peut enfin emporter la totalité du contenu du tiroir d’où le « Tonton » prélevait les généreuses largesses en guise d’émolument pour la qualité des prestations ; et ces intellectuels, ces intellectuels dont on aurait tant espéré pour l’émergence du continent mais qui, au final, n’ont toujours entretenu qu’un rapport ténu avec le livre ou les bibliothèques, le temps de décrocher le parchemin-sésame pour l’amélioration de leur indice salarial et qui ne comprennent pas qu’à la retraite l’on puisse prolonger la seule activité qui justifie la mission de l’intellectuel  authentique : « publish or perish », produire la pensée, écrire ou périr. Chacun se reconnaîtra donc dans ce livre panoramique.

Mais Roger Gbégnonvi ne se contente pas de restituer aux Africains les comportements qui expliquent la « suffocation » du continent noir, son absence de développement. Déjà en 1981 à la fin de ses Paroles interdites, il avait l’intime conviction que les voies et moyens du développement étaient possibles, et il écrivait en effet :

« Je sais que nos pharmaciens seront toujours des revendeurs d’aspirine. Que nos thèses et mémoires seront toujours pour Oxford et la Sorbonne. Que les meilleurs d’entre nous iront toujours féconder les bords de la Seine et du Missouri. Et qu’il n’y aura de transfert de technologie que celui-là. Et qu’à l’appel des consommateurs passifs à perpétuité nous répondrons toujours présents.

ET POURTANT… si on voulait… »

En écrivant Paroles interdites en 1981, R. Gbégnonvi déclarait aussi :

J’ai décidé une fois pour toutes de rompre en visière à toute hypocrisie et à tout romantisme lénifiant parce que déformant. J’ai décidé de prendre le train d’enfer de la lucidité, quitte à ramer à contre-courant des flots de paroles soporifiques, béatifiantes et faussement sécurisantes. »

Le livre qu’il publie aujourd’hui, 32 ans plus tard, apporte explicitement ses réponses à ce « ET POURTANT… si on voulait… »

Et ses réponses sont concrètes : d’abord le fondement intellectuel de ses réflexions. : Roger Gbégnonvi convoque avec faveur les penseurs qui trouvent grâce à ces yeux : Aimé Césaire, Axelle Kabou, Frantz Fanon, et inattendument « l’homme de Galilée »  dont il refuse que le message soit assimilé à ce qu’en font les religions et les églises.

Plus concrètement l’auteur formule deux propositions :

– l’instauration partout sur le continent noir d’un « haut commissariat à l’écriture » dont la mission serait d’amener tout Africain à lire et à écrire dans sa langue maternelle parallèlement à la maîtrise éventuelle d’une ou de plusieurs langues étrangères. Cette proposition trouve son écho dans la récente déclaration de Barthélémy Adoukonou, Secrétaire du Conseil pontifical pour la culture, selon laquelle « aucun peuple ne s’est développé dans la langue d’autrui ».

– l’avènement d’une vraie démocratie avec toutes les balises qui évitent d’en faire, comme aujourd’hui en Afrique, des « démocratures », la négation même de la démocratie; et ces balises qui n’ont pas été prévues par les théoriciens et pères historiques de la démocratie, R. Gbégnonvi les analyse et les met à jour à la lumières des expériences et des dérives africaines.

En somme, et en attendant l’accession de tous à la lecture, R. Gbégnonvi devra se rendre en pèlerin avec son livre, de conférences en causeries, pour s’expliquer de ses propositions politiques devant la classe africaine qui l’incarne aujourd’hui, s’expliquer devant la jeunesse africaine de l’impasse qui est la sienne et des voies et moyens possibles selon lui pour sortir de l’enfermement, débattre devant les autorités religieuses de ses audacieuses ou hasardeuses incursions théologiques, palabrer avec les « Tanties » pour parvenir à leur démontrer que la beauté féminine n’est pas que blanche ou blonde… Un livre qui ne manquera pas de susciter de passionnants débats et controverses.

Mais qu’on ne s’y méprenne pas : en dépit de la gravité des questions qu’aborde ce livre, le lecteur y prend un réel plaisir à travers des pages éminemment jouissives d’une écriture qui, derrière la gravité du sujet, apporte plaisir et jouissance esthétiques : une réelle délectation. En cela, après Molière qui castigat ridendo mores, Roger Gbégnonvi invite ses lecteurs à corriger leurs mœurs en les amenant à rire de leurs comportements suffocants…

 

Jean-Norbert Vignondé

Inspection Académique de la Gironde, Bordeaux

Centre d’Etudes Linguistiques et Littéraires

Francophones et Africaines (CELFA) Bordeaux 3.

 

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