Bamako. Novembre 2006. Quelques mots partagés avec une classe de lycée autour de la littérature. Après ma présentation, j’ai attendu les questions. Il y avait de la timidité dans les regards, des hésitations… Une petite fille qu’on n’aurait pas prise pour une lycéenne brisa enfin le silence. Sa question… Non, ce fut autre chose, des paroles inattendues : « Si vous allez un jour en Martinique, allez voir monsieur Césaire. C’est un homme bien. »
Qu’est-ce qu’un homme bien ? Un être au regard habité par la douceur, les mots et les gestes pleins d’humanité ?… Au-dessus de mon bureau, un portrait d’Aimé Césaire. Et il m’arrive de fixer l’homme. C’est vrai que le regard est doux, perçant, interrogateur ; une page grave sur laquelle demeurent les soucis, les questions qui ont tant hanté le poète : le Nègre, son histoire et son devenir, la subversion des drames du passé et la construction d’un nouvel espoir, la constance d’un cri contre le colonialisme et toutes les mochetés qui font qu’on n’est pas un homme bien…
Aujourd’hui, de nouveaux sorciers venus d’horizons proches ou lointains recolonisent la négraille ; les barrières de la division et des identités dangereuses – celles du repli sur soi – hypothèquent le possible de chemins de vie à faire ensemble malgré nos différences… Ceci pour dire que la pensée de Césaire reste vivante ; elle nous interroge en permanence devant une douloureuse actualité faite de racisme, de mépris ; une actualité qui aurait fait dire à la petite fille de Bamako qu’il n’y a plus d’homme bien, que l’ultime, le dernier des Mohicans est retourné dans le royaume des dieux… Cependant que Césaire aurait répondu qu’il s’agit de croire en l’Homme même s’il s’agit d’y passer toute sa vie… Je ne suis pas allé en Martinique. Je suis passé tout près, dans cette Caraïbe où résonne malgré la mort le cœur de Césaire… Et là j’ai compris la petite fille de Bamako : voir Césaire c’est-à-dire lire, relire Césaire…
Retourner dans ce cahier du pays natal, le pays de l’Homme et revivre la force d’une poésie qui a su très tôt briser les distances, les multiples rives de notre mémoire partagée. Car c’est cela, la Négritude tel que le pensait Césaire : une attitude créatrice de liens – entre l’Afrique, les territoires où se retrouvent la diaspora noire et le monde global – et non une tentative de repli sur soi… Retrouver ce cahier du pays de l’écriture, des pages dans les marges desquelles je me suis essayé moi aussi à tracer des mondes, avec de la trouille devant la rigueur, l’exigence qui fut celle du poète Césaire. C’est ce moment où on arrive devant une grande œuvre et où on se dit en regardant sa plume ridicule : « Pourrons-nous être à la hauteur ? » Le silence, la compromission, la lâcheté nous ferment en effet l’accès aux hauteurs, une ligne de courage tendu au-dessus des trous noirs dans lesquels nous nous cachons. La lâcheté, la bêtise et la misère physique et intellectuelle qui nous font réhabiter les blessures de l’errance, les corps blessés de jeunes immigrants du continent noir sur les barbelés de Ceuta, Melilla…
Césaire mérite le repos. Cependant, le pourra-t-il, prendra-t-il ce temps de la paix lorsqu’il sait que les blessures sont encore là, ouvertes, que, pire, les consciences s’émoussent quand elles ne sont pas vendues sur le marché du Capital et des alliances politiques obscures ?… Car, pour moi, le Martiniquais fut un exemple de cohérence. Avec lui-même, ses idées et convictions, l’autre ; Césaire resté à gauche d’une vision du monde qui appelle à la solidarité, au soutien des plus faibles, Césaire resté Nègre et… bien.
Edem, Québec, 22 avril 2008