Québec, le 17 Avril 2008. Le jour anniversaire de ma fille. A peine réveillé et encore sonné par le décalage horaire, je décide d’aller prendre un café au restaurant de l’hôtel Mariott. Brusquement, sans transition, le temps que je porte aux lèvres la tasse de café, l’écrivain haïtien Frankétienne m’annonce la mort d’Aimé Césaire. Comme beaucoup d’autres, Frankétienne dit avoir anticipé la mort du poète martiniquais. « Je lui ai rendu hommage il y a deux jours, trois heures d’émission à Port-au-Prince. Je savais qu’il mourrait alors que je serais en voyage. » Immédiatement, l’organisation du Salon International du Livre de Québec décide d’organiser le soir même un hommage à Césaire et demande à Frankétienne et Chamoiseau d’intervenir. Le Congolais Henri Lopès, pourfendeur de la Négritude, s’insurge, de façon diplomate : « Il serait peut-être mieux d’ouvrir l’hommage à tous, non ? Césaire n’appartenait pas à la Caraïbe, mais à tous il me semble. » L’écrivain Patrick Chamoiseau a l’air hagard, apparemment sous le choc de l’annonce du décès de Césaire, son compatriote, qu’il avoue n’avoir rencontré qu’une seule fois, alors qu’ils vivent sur la même île ! Rivalité intellectuelle oblige, mais quand même me suis-je dit.
J’appelle ma fille, je lui dis que Césaire est mort. Elle ne sait pas qui sait, pas grave lui ai-je répondu, un jour tu sauras qui c’est, cet homme qui a formé ton papa. Oui, car Césaire fut un maître pour moi, même si je ne l’ai jamais rencontré. Mon Césaire à moi, je le porte au cœur depuis le collège. A seize ans, j’ai lu en une nuit le Cahier d’un retour au pays natal, comme une illumination. J’étais élève à Kovié, un bled loin de Lomé, où mes humeurs rebelles m’avaient fait échouer chez un oncle directeur de collège. Difficile de décrire le coup de foudre, poétique et intellectuel. Césaire m’ouvrait les yeux sur une réalité que j’ignorais : j’étais nègre et je ne le savais pas. Plus tard, dans le grand monde, ce savoir me sera fort utile, oui je suis nègre et homme, fondamentalement, et ça aucune prétention hégémonique ne peut me l’enlever. Merci Césaire ! Au lycée, plus tard, autre révélation : l’étude en classe Terminale de La Tragédie du Roi Christophe. Mon prof de Français de l’époque, Zoumaro Lantame, était un excellent passeur, précis et passionné par son sujet. Il est vrai que les soirs quand je rentrais chez moi après le lycée, je posais religieusement le texte de Césaire à côté des deux autres livres qui allaient faire de moi un artiste et un intellectuel, Le Manifeste du Parti Communiste et …la paix perpétuelle de Kant. Plus tard encore, après mes études de théâtre et de littérature, j’allais retrouver Césaire sur mon chemin, un bonheur. En 1996, depuis les Etats-Unis où je me trouvais, je reçois un coup de fil de Jacques Nichet, metteur en scène français, directeur du Théâtre des Treize Vents à Montpellier. J’avais rencontré ce dernier un an plus tôt à Cotonou, et j’avais passé avec lui une audition pour éventuellement jouer dans La Tragédie… Bonheur, j’avais été retenu. Pendant deux ans, nous avons tourné cette pièce à travers la France, expérience physique inoubliable, puisque j’en suis sorti avec un bras cassé, mais aussi expérience financière qui m’a marqué, c’était la première fois de ma vie que je gagnais autant d’argent en faisant le comédien, puisque je suis sorti de ces tournées avec assez de sous pour m’acheter un terrain et construire une maison à Lomé. Merci Césaire !
Oui, j’ai Césaire au cœur, et je n’oublie pas que les premières années où je m’essayais à l’écriture poétique, moi aussi j’ai tenté de l’imiter comme tant d’autres jeunes auteurs, avant de comprendre définitivement qu’il n’existe qu’un Césaire, celui dont le corps physique s’est évaporé, mais dont l’âme restera avec nous, tant qu’il y aura ses livres sur terre, dans n’importe quelle langue, dans n’importe quelle bibliothèque du monde.
Kangni Alem, Québec 19 Avril 2008
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