« Feuilletons ou écrits inédits » mettra le focus chaque mois sur un écrivain togolais ou du continent africain. Il est initié par Marthe Fare, étudiante en Master de journalisme, ancienne présentatrice à la TV7 à Lomé et animatrice à Zéphyr FM.
En ce mois de novembre découvrons « Mémorable anniversaire » de l’écrivain Sami Tchak, Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire et Prix Ahmadou Kourouma.
“Mémorable anniversaire” de SAMI TCHAK (Première partie)
Je me revois à quinze ans en présence de Mathilde S. d’une année plus âgée que moi, dont j’étais tombé amoureux le jour où elle entra toute mouillée dans la classe, les longs cheveux dégoulinant d’eau. Il ne pleuvait pourtant pas. Elle expliqua qu’en fait une femme lui avait déversé dessus, du haut de son balcon, un seau d’eau, peut-être par simple jeu. Plus que sa robe qui lui collait maintenant à la peau, c’étaient surtout ses longs cheveux trempés qui me la rendirent irrésistible. Alors, je lui déclarai mon amour à la sortie de la classe. Je n’oublierai jamais son rire qui m’arracha une douleur plus vive que celle que j’aurais pu ressentir si elle avait piqué mon cœur à vif de mille aiguilles brûlantes.
Elle embrassa ensuite devant moi un autre élève, Thomas, qui avait des cheveux longs un peu négligés, que les camarades avaient surnommé Le Christ de Molière. Je cherchai consolation auprès de maman à qui j’avouai mon désir de tuer Mathilde S. Elle me prit dans ses bras en riant. « Tu ne vas pas la tuer, elle te permet juste de grandir ». Elle m’emmena alors à une représentation de Carmen de Bizet. Je ressortis de cet opéra encore plus malheureux. Les paroles de l’aria du premier acte, L’amour est un oiseau rebelle, me blessaient aussi cruellement que le rire de Mathilde S. le jour où je lui avais déclaré mon amour : « L’amour est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser. Et c’est bien en vain qu’on l’appelle. S’il lui convient de refuser, rien n’y fait, menace ou prière ».
J’étais alors loin de me douter qu’une plus grande souffrance m’attendait. En effet, quelques mois plus tard, le jour de mon seizième anniversaire, maman, qui allait organiser une petite fête pour nous deux (un dîner spécial à la maison), me demanda de l’accompagner à un vernissage dans l’atelier d’un artiste dont je n’avais jamais entendu parler. Elle-même allait le découvrir. Je me souviens surtout de la robe orange d’un tissu très fin presque transparent qu’arborait maman. Cette image ne me quittera jamais. Le très grand atelier de l’artiste comportait aussi une galerie où il exposait ses œuvres et celles d’autres créateurs dont il appréciait le travail. Il y avait déjà du monde quand nous y étions arrivés à seize heures. Des gens au milieu desquels maman, timide, au moins en apparence, semblait mal à l’aise.
La nouvelle création de l’artiste, objet principal de ce vernissage, était une variation autour du même thème, en vingt peintures à l’huile sur toile de très grands formats, toutes intitulées La jeune fille tuée dans un champ de blé. Il s’agissait d’une jeune fille entièrement nue couchée sur le flanc droit dans un champ de blé. Seule une blessure sanguinolente sous le sein gauche laissait deviner qu’elle était morte. Les variations concernaient surtout les différentes couleurs du blé selon ses différentes phases et en fonction du temps qu’il faisait au moment où l’image était ‘‘captée’’. La jeune fille morte, nue dans un champ de blé vert, la même dans un champ de blé en période d’épiaison, la même dans un champ de blé mûr, sous le vent, sous la pluie, au lever du soleil, au coucher du soleil, sous la neige, avec des coquelicots, etc. Je ne mis pas du temps, en regardant en particulier un de ces tableaux, la jeune fille nue dans un champ de blé vert sous le soleil crépusculaire, je ne mis pas du temps en regardant un de ces tableaux en particulier à voir une terrible ressemblance entre maman et la personne qui avait servi de modèle à l’artiste. Car il était clair qu’il avait créé son personnage à partir d’un modèle, peut-être à partir des photos d’une jeune fille effectivement retrouvée morte dans un champ de blé. L’artiste avait peint cette jeune fille avec un tel réalisme qu’on finissait par avoir l’impression qu’elle allait se lever à tout moment pour se mettre à danser. D’ailleurs, au bout d’un moment, la jeune fille morte du tableau me fit un clin d’œil. Je fermai les yeux pour les rouvrir aussitôt. La jeune fille du tableau se tenait maintenant debout dans un champ de blé, elle me souriait, à moi, pas à personne d’autre. Elle me souriait et me tendait aussi les bras. Je l’entendis même me dire : « Partons, toi et moi. Partons tout de suite ».
© Sami Tchak
L’utilisation de ce texte est interdite sans l’autorisation de l’auteur
BIO EXPRESS
De son vrai nom Sadamba TCHA KOURA, Sami Tchak né en 1960 à Bohouda (Tchaoudjo) est titulaire d’une licence de philosophie obtenue à Lomé et d’un doctorat de sociologie obtenu à Paris.
Sami Tchak a obtenu : 2004 : Grand Prix littéraire d’Afrique noire (décerné à Paris par l’Association des Écrivains de Langue Française) 2005 : Prix William Sassine (décerné à Bruxelles) 2007 : Prix Kourouma (décerné au salon du livre de Genève). Ses romans Place des Fêtes et La fête des masques sont traduits en espagnol, en allemand et en italien.